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innombrables monumens de cette littérature, jusque-là ignorée, qui, par sa sobriété, son énergie, sa grâce un peu sauvage, reproduit naïvement tous les caractères de la poésie des temps primitifs. De cette enquête minutieuse, ardente, infatigable, sont déjà sorties d’intéressantes publications, jusqu’à présent peu connues en France, si ce n’est d’un petit nombre d’érudits. Cependant les chants helléniques se recommandent par d’autres qualités que l’étrange beauté qui parfois les distingue ; on en a recueilli de fort anciens et sur des sujets très variés, ils racontent l’histoire et peignent les mœurs. On peut à leur lumière étudier d’assez près les tragiques et obscures vicissitudes de ce peuple à partir du temps où il semblait avoir perdu pour jamais son existence autonome. C’est en se débattant sans secours et presque sans témoins sous la main brutale des Turcs qu’il sentit peu à peu renaître en lui la force virile qui l’avait en quelque sorte abandonné même avant la conquête. Débarrassé des liens énervans qui l’enchaînaient au vieil empire byzantin, mais abhorrant le joug nouveau qui venait de s’appesantir sur lui, il se fit de sa haine contre les barbares un instrument de nationalité et de délivrance.

Ce n’est pas seulement dans les refrains de guerre, c’est encore dans les complaintes du foyer paisible, c’est dans les gaies chansonnettes d’amoureux et jusque dans certaines hymnes ou prières qu’on sent respirer et vivre cette nationalité hellénique, que l’Europe alors croyait morte et ensevelie pour jamais. Elle revit par sa haine implacable et par ses espérances obstinées, comme par le tour original de son imagination. Elle n’a plus d’indépendance, plus d’organisation extérieure qui manifeste son existence aux regards du voyageur ; politiquement elle a disparu du monde ; mais elle a dans cet abaissement gardé l’instinct de son individualité, elle a une âme qui souffre, et de même que les Juifs entendaient aux bords de l’Euphrate des prophètes qui leur annonçaient, contre toute vraisemblance, le rétablissement d’Israël, de même du fond des îles, des rivages de l’Asie, du haut des rochers de la péninsule, de rustiques rhapsodes rappellent incessamment, sous mille formes directes ou indirectes, à ce peuple opprimé qu’il est chez lui, et qu’il n’a qu’à chasser l’étranger pour reprendre son rang parmi les nations.

Je voudrais dans cette étude, et à l’aide de quelques publications nouvelles, donner une idée, sinon entièrement neuve, au moins plus complète, de ce peuple grec pendant les longues épreuves qui l’ont transformé. Sa vie militante, ses croyances, ses mœurs, tout se reflète en ses chansons ; interrogeons donc successivement dans cet ordre d’idées ce vaste romancero.