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caractère d’étiquette, de sorte que je n’avais pu lui adresser aucune parole officielle, ni lui porter l’expression des sentimens du roi. La phrase qui avait précédé se rapportait au désir de la paix, de sorte que le mot sentimens pouvait être pris dans son sens politique. Alors l’empereur s’est exécuté de bonne grâce ; sans embarras, sans aigreur, mais aussi sans rien d’affectueux, il a parlé du roi, de ce que l’Europe lui doit pour la conservation de la paix, de la tâche difficile qu’il a entreprise, des succès qu’il y a obtenus, de son habileté, de sa sagesse. J’aidais à faire arriver toutes ces paroles et à prolonger cet article de la conversation. Il a parlé alors de l’attentat du 28 juillet[1] en fort bons termes, avec horreur, mais toujours avec un fond de froideur, ne rappelant ni le calme et le courage du roi, ni ce que la reine avait dû éprouver ; rien enfin ne ressemblait à ce que j’ai entendu à Berlin. Puis il a ajouté : — « Ce crime a dessillé tous les yeux, et la situation en est devenue meilleure. » — J’ai parlé des lois de septembre et de leur parfaite conformité avec l’opinion générale. — « Il en faudra quelques autres, a dit l’empereur, et vous y viendrez. — Selon l’occasion et selon l’opinion, ai-je répondu ; dans notre forme de gouvernement et dans notre situation, il faut attendre que l’opinion soit avertie et éclairée ; alors le mérite consiste à profiter du moment. » — Tout en continuant sur ce sujet, il lui est arrivé de me dire, en reconnaissant notre bonne situation : — « Mais cela durera-t-il ? » — J’ai répliqué froidement : — « Il n’y a pas une raison pour avoir sur cela une inquiétude quelconque. » — Rien de plus n’a été ajouté sur ce ton. »

Après la conversation impériale vinrent les conversations avec les ministres, le comte de Nesselrode, vice-chancelier et ministre des affaires étrangères, M. Ouvaroff, ministre de l’instruction publique, etc., puis les visites et les propos des principaux personnages de la cour. M. de Barante les trouva presque tous disposés, quelques-uns même empressés à exprimer leur désapprobation, leur regret du moins de l’attitude de l’empereur envers le roi Louis-Philippe, et ces témoignages se renouvelèrent plus fréquens et plus explicites à mesure que M. de Barante s’établissait et durait dans son ambassade : « Tout en en rendant compte à votre excellence et à ses prédécesseurs, m’écrivait-il le 28 mai 1841, je n’y ai pas attaché une grande importance ; le caractère de l’empereur résiste à toute sorte d’influence ; il écoute peu les idées des autres, et ne les conçoit guère, pour peu qu’elles s’éloignent des siennes. Aussi personne n’essaie de changer, même de modifier ses

  1. L’attentat de Fieschi sur le roi et son cortège.