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PROSPER RANDOCE.


geait déjà le bras et J’allait saisir par la bride, il s’arrêta de lui-même, trouvant l’occasion bonne pour faire une halte.

Les deux frères se mesurèrent du regard pendant quelques secondes. Prosper avait l’œil injecté de sang, une figure de déterré. Il rompit enfin le silence : d’un ton bref : — Hier vous m’avez insulté : vous me devez une satisfaction que vous ne me refuserez pas.

Didier continua de le regarder sans lui répondre. Il était frappé de stupeur, n’ayant pas prévu le cas.

— Je n’ai pas perdu mon temps, reprit Prosper. J’ai déniché à Rémuzat deux sous-ofiiciers qui consentent à me servir de témoins. Le jour, l’heure, le lieu, les armes, je laisse tout à votre choix. Vous conviendrez qu’on ne peut être plus accommodant.

Didier poussa un soupir. — Je ne me battrai pas. répondit-il tranquillement, et il poussa son cheval : mais Prosper le retint par la bride.

— Y pensez-vous ? cria-t-il d’une voix stridente. Est-ce un gentilhomme qui me parle ?

— Je ne me battrai pas. répéta Didier en cherchant à dissimuler la violence de l’effort qu’il se faisait.

— Je saurai bien vous y forcer… — Et à ces mots Prosper ôta précipitamment l’un de ses gants et le lui jeta à la figure. Didier laissa échapper un cri : il devint pâle comme un mort. Ses doigts se crêpèrent autour du manche plombé de sa cravache, qu’il leva sur la tête de Randoce ; mais son bras demeura suspendu en l’air comme té par une invisible main. Éperdu, frémissant, on eût dit qu’il se débattait contre une puissance surhumaine, qu’il se sentait aux prises avec quelque chose de plus fort que sa volonté. Le tragique et mystérieux combat qui se livrait en lui bouleversait sa figure, et L’expression en était si étrange que Prosper interdit recula jusqu’au bord de la route. Ce qu’on ne comprend pas fait peur. Penche vers son frère, Didier ne le quittait pas du regard : tout à coup, se redressant, il lança la cravache à tour de bras sur la cime d’un arbre où elle resta prise : puis il se remit en marche, sans que Pros tentât de le suivre ou de le rappeler.

Deux heures plus tard, il arrivait à Nyons. La première chose qu’il lit en rentrant au Guard fut de prendre fin bain, après quoi il chercha dans son esprit quel dérivatif il pourrait trouver à ses idées noires, quel antidote contre les souvenirs qui l’obsédaient, contre le dégoût et l’amertume qui lui gonflaient le cœur. Il monta dans ïambre, essaya île se distraire avec ses auteurs favoris. Shakspeare et Montaigne : mais le remède lut impuissant, il était incapable d’attention, ses yeux glissaient sur le papier sans pouvoir s’y