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REVUE DES DEUX MONDES.


« Je suis fermement résolu à ne plus vous revoir, monsieur. J’ai eu grand tort de me figurer qu’un incrédule pouvait être un homme sûr, et que les règles du monde peuvent tenir lieu de principes. C’est une erreur dont vous m’avez guéri, je n’y retomberai pas. Au surplus qu’avez-vous à m’apprendre ? Je sais tout. Vous aviez imprudemment prêté à votre vertueux ami une somme considérable : dans l’espoir de recouvrer vos avances, vous avez tâché de lui procurer un emploi lucratif. Ce calcul est fort naturel : quand il s’agit de rentrer dans son bien, on ne regarde point aux petites choses. Tout n’est pas désespéré, cherchez bien, vous trouverez à ce chevalier d’industrie quelque autre bonne place, on n’a pas toujours la main malheureuse : mais il me semble que les plus simples bienséances vous interdisent de rester plus longtemps dans cette maison. Votre obstination est une bravade de mauvais goût, puisque vous n’avez pas à craindre que je vous en demande raison. »

Didier déchira cette réponse avec colère et ne songea plus qu’à partir. Il se trouva que, des muletiers étant arrivés dans la soirée et la place manquant pour héberger leurs bêtes, son cheval avait été emmené au village. Dans son impatience, il voulut aller lui-même l’y chercher : mais il eut beaucoup de peine à reconnaître la maison qu’on lui avait indiquée. Il fit deux fois le tour du village, cognant à toutes les portes, n’obtenant que des réponses vagues et faisant maugréer contre lui les gens qu’il réveillait. Ces contrariété-, qui lui survenaient par surcroît, le poussèrent a bout : il était d’une humeur massacrante et se tenait à quatre pour ne pas chercher querelle à tout le monde.

Le soleil était levé depuis une heure quand il put enfin se mettre en route. En repassant devant l’hôtellerie, il maudit mille et mille fois Saint-May et sa fontaine, dont le paisible et perpétuel murmure semblait insulter à ses ennuis. Cette fontaine était la cause première de tout, et en dépit du proverbe il put jurer, sans crainte de se démentir, qu’il ne boirait plus de son eau ; puis il éperonna son cheval, qui était encore las de la longue course qu’il avait fournie la veille. Il eut quelque peine à le faire trotter ; il était écrit que Saint-May lui serait jusqu’à la fin un lieu fatal et qu’il n’en pourrait sortir sans encombre. Quel ne fut pas son étonnement quand il aperçut à deux cents pas devant lui Prosper, lequel, a sur un boute-roue, paraissait l’attendre, et aussitôt qu’il le vit, fut se camper au milieu de la route comme pour lui barrer le passage ! Prévoyant une tentative de justification qui d’avance lui inspirait un invincible dégoût, Didier essaya de lancer son cheval au triple galop ; mais le malencontreux animal résista, refusa de presser le pas, et au moment où il atteignait Prosper, comme celui-ci allon-