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PROSPER RANDOCE.


figure de la reine avait quelque chose d’effrayant ; l’immobilité de ses traits, la solennelle lenteur de sa démarche, tout annonçait qu’elle venait de prendre une grave et irrévocable résolution. Didier sentit que désormais l’orage ne pouvait être conjuré ; il se croisa les bras et attendit l’événement. M. Lermine, ému sans savoir pourquoi, avança une chaise à sa femme et s’enquit obligeamment de sa santé. Prosper se leva pour la saluer, et s’inclina devant elle avec une politesse cérémonieuse. Sa physionomie ne trahissait aucun trouble ; mais son visage s’était subitement allongé ; les lignes en étaient devenues plus dures, les angles plus aigus ; c’était son ordinaire dans ses mauvais momens.

Mme Lermine s’assit. Elle semblait reprendre haleine, se recueillir ; peut-être, avant de faire le saut périlleux, mesurait-elle du regard la profondeur de l’abîme. Elle avait le teint défait, les pupilles contractées ; d’instant en instant des bouffées de fièvre montaient à ses joues pâles, qui se couvraient d’une subite rougeur. M. Lermine la considérait avec une inquiétude croissante ; il s’alarmait de son silence comme les marins s’effraient de ces bonaces qui couvent des tempêtes dans leur sein. Didier se pencha vers son frère et lui dit tout bas à l’oreille : Partez !… Prosper ne lui répondit que par un imperceptible haussement d’épaules.

Au même instant, M me Lermine, se penchant vers son mari, lui dit d’une voix lente et qui accentuait chaque mot : — Vous m’avez écrit que vous étiez sur le point de signer un traité avec M. Randoce. J’arrive de Paris tout exprès pour vous dire que cela ne se peut pas… Et elle répéta : Cela ne se peut pas ; non, cela ne se peut pas.

— Et pourquoi donc, ma chère Thérèse ? lui demanda-t-il en essayant de sourire.

Elle remuait déjà les lèvres pour lui répondre quand ses yeux rencontrèrent les prunelles ardentes de Prosper, qui la contemplait fixement. On eût dit un dompteur de bêtes féroces s’ efforçant de réduire par l’ascendant magnétique de son regard une hyène en révolte qui menace de se jeter sur lui. M me Lermine ne put soutenir l’assaut de ce regard, et détourna la tête, comme vaincue ; mais, reprenant courage, elle envisagea de nouveau Prosper, et un sourire de mépris effleura ses lèvres. Le dompteur sentit que son pouvoir lui échappait ; ce fut à son tour de trembler. Le duel de ces deux regards et de ces deux volontés épouvanta le bonhomme, et il avait déjà tout deviné quand M’ine Lermine, étendant le bras vers Prosper, murmura d’une voix saccadée : Cet homme a été mon amant.

M. Lermine se dressa brusquement comme soulevé par un res-