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REVUE DES DEUX MONDES.


M. Randoce ; vous lui avez remis mon message. Je sais qu’on l’attend ici ce soir. Aura-t-il l’audace de venir ?

— J’espère que non, madame ; mais en tout cas…

— En voilà assez, dit-elle. Je suis édifiée, je sais ce qu’il me reste à faire.

Didier insista, lui dit tout ce qu’il put imaginer pour la calmer, lui représenta les conséquences funestes d’un éclat ; il ne demandait qu’un peu de temps et promettait de faire entendre raison à Prosper ; il le connaissait, il était sûr de son fait, répondait de l’événement. À tout ce qu’il put dire, Mme Lermine secoua la tête et refusa de l’écouter ; ses raisons, ses prières, n’avaient point de prise sur cette âme profondément ulcérée. Comme il s’obstinait, elle le congédia par un geste superbe, digne d’Hermione ou de Roxane.

Didier se retira d’auprès d’elle exaspéré, ne sachant à quel saint se vouer. Une seule ressource lui restait : il conservait un faible espoir que Prosper aurait fait de salutaires réflexions, et que s’il n’était pas parti pour Gap, du moins il ne viendrait pas à SaintMay. Comme il sortait de l’auberge, M. Lermine et lui se croisèrent sur le seuil ; le bonhomme s’en allait chercher des nouvelles de sa femme. L’instant d’après il reparut, disant que Mme Lermine, exténuée de fatigue, n’avait pu le recevoir. Sept heures sonnèrent, Prosper ne venait pas. M. Lermine en fit ses plaintes à Didier, qu’il rendait responsable de son mécompte ; il boudait comme un enfant qu’on menace de lui ôter un joujou. Au plus fort de ses jérémiades, il battit des mains. — Ah ! le voilà, s’écria-t-il, — et Didier aperçut Prosper qui s’avançait d’un air vainqueur, la tête haute, une rose à sa boutonnière, une chansonnette aux lèvres. Il salua gracieusement M. Lermine, et, tout en répondant à ses gronderies, il attacha sur Didier à plusieurs reprises un regard hautain et provoquant.

L’aubergiste vint les avertir que le dîner était servi. Ils se mirent à table. Durant tout le repas, Prosper causa d’un ton animé ; jamais il n’avait eu plus de liberté dans le geste, ni plus d’aisance dans les manières. M. Lermine était un peu "distrait ; il avait des absences ; le mystère du voyage de sa femme irritait sa curiosité ; il lui tardait de découvrir le pot aux roses. Quant au troisième convive, à demi suffoqué par son indignation, il gardait un morne silence, tenant conseil avec lui-même, sombre et terrible comme la statue du commandeur, mais n’ayant pas le tonnerre à ses ordres.

On venait de desservir, et M. Lermine, sortant de sa rêverie, commençait à causer affaires avec M. Randoce, quand la porte s’ouvrit et Mme Lermine entra. Il se fit sur-le-champ un profond silence, chacun devinait qu’il allait se passer quelque chose. La