Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 70.djvu/580

Cette page n’a pas encore été corrigée
576
REVUE DES DEUX MONDES.


que impression ; l’inconvénient est qu’à la longue on s’y habituerait… Eh bien ! mon cher, puisque M me Lermine a jugé convenable de vous apprendre que j’avais été son amant, il faut que cela soit, et je ne m’inscris pas en faux. Mon Dieu ! oui, je l’aimai, elle m’aima : je ne l’aime plus, elle ne m’aime plus. Jusque-là nous sommes d’accord ; mais il y a cette différence entre nous, que je ne lui reproche rien et qu’elle jette feu et flamme contre moi… Que voulez-vous ? tout passe, tout casse, tout lasse. Quand nous avons rompu, j’étais bien las, je vous jure. Savez-vous bien ce que c’est qu’une femme qui a passé tout le temps de sa jeunesse sans entendre battre son cœur et qui se décide à s’embarquer pour Cytbère à l’âge où les autres femmes remisent ?… Je vous dis cela pour votre gouverne, et puisse mon expérience vous profiter ! Défiez-vous des femmes qui aiment sur le tard. Elles ne sont pas contentes si au moment décisif on ne donne dans le respect très humble jusqu’à en mourir ; elles exigent qu’on leur demande pardon de la liberté grande, et que le plaisir ait toujours la main au chapeau. Ajoutez à cela le souci perpétuel de leur réputation, des inquiétudes, des terreurs, un luxe de précautions, des profondeurs de mystère… Quel métier pour le pauvre diable ! Madame lui reproche de ne pas sentir assez tout Je prix de ses faveurs ; elle a voulu le rendre heureux, — œuvre pie, pure charité ! Et il faut bon gré mal gré qu’il se confonde en remercîmens, qu’il s’abîme dans la reconnaissance, qu’il s’extasie devant l’immensité de ce sacrifice… Du haut de cette chute, trente années de vertu le contemplent !… Ma foi ! je n’en pouvais plus. Si j’étais resté plus longtemps dans cette galère, adieu mon talent ! Le devoir avant tout. Je suis comptable du mandai que j’ai reçu, et ce mandat m’oblige à faire de beaux vers. Je n’ai consulté que ma conscience et j’ai sauvé mon talent ; le reste est peu de chose… Voulez-vous un cigare, mon cher ?

— Vous vous calomniez. Le reste, c’est la caisse ; vous l’avez sauvée aussi. Il n’y a de changé que le caissier. Que ce soit le mari, la femme, qu’importe ? un grand esprit ne s’arrête pas à ces détails.

Prosper lui jeta un regard qui n’était pas tendre. — Ah çà ! croyez-vous par hasard que je doive quelque chose à Mme Lermine ? Elle et moi, nous sommes quittes. Si elle m’a fait quelques avances d’argent que je lui ai remboursées, en revanche je lui ai procuré des plaisirs que sans moi elle n’eût jamais connus : primo de jolies petites fumées de gloriole littéraire. Moi seul dans tout Paris j’ai eu le front de vanter ses élégies. N’est-ce rien, cela ? Et puis je l’ai initiée à tous les mystères, à tous les enchantemens de la passion. C’était une fièvre, une ivresse. Deux ans d’adorations !