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PROSPER RANDOCE.


— Tout doux, s’il vous plaît ! Vous êtes bien sévère. Cet homme est un styliste ; il tient école de beau langage, et sa façon d’écrire…

— Est admirable sans contredit ; c’est la perfection du style glabre. Pas un seul poil follet ; ce style est lisse et uni comme le menton d’un jeune icoglan. Je me défie des écrivains glabres : ils n’ont pas la peine de se faire la barbe ; mais je crains qu’il ne leur manque ce qui fait l’homme… Eh ! l’ami, avant d’insulter les idées nouvelles, tâchez de prouver que vos mépris sont autre chose qu’une radicale impuissance d’aimer ! Narsit se promène d’un air superbe et dégagé dans le sérail d’Ispahan, ses sens sont tranquilles, les beautés qu’il entrevoit n’allument en lui aucun désir, la nature ou certaine cérémonie l’a mis à l’abri des tentations ; mais il enrage en secret de n’être pas tenté, et pour se consoler il injurie les sultanes… en prose glabre. Vous voyez, mon cher, qu’il est encore un emploi vacant, celui d’un homme qui parle de ce qu’il connaît et qui ne hait les sultanes que pour les avoir trop aimées.

— J’ai l’esprit très positif, reprit Didier. Pour faire un civet, il faut un lièvre. Pour faire un censeur catholique…

— Eh morbleu ! que savez-vous de mes doctrines ? interrompit Prosper en montant sur ses ergots.

— Rien, répondit Didier en souriant, et j’estime que c’est à peu près tout ce qu’on en peut savoir ; mais à considérer la vie que vous menez…

— Vous êtes un pédant, mon cher. On dira de vous comme du président Séguier : il rendait des arrêts et non pas des services… La vie que je mène ! À quelles vétilles vous amusez-vous ? Ce que je puis vous assurer, c’est que jamais, au grand jamais, l’idée ne me fût venue de faire lire à Carminette les Ruines de Volney. Je respectais trop la candeur de cette virginale créature… Parlons raison : ce n’est pas la morale, c’est le dogme qui fait le chrétien. La morale est quelque chose de très vague, de très confus et de très élastique. Où commence-t-elle ? où finit-elle ? et, comme dit M. Jourdain, qu’est-ce qu’elle chante, cette morale ? Connaissez-vous beaucoup de gens qui donnent tout leur bien aux pauvres, qui, souffletés sur la joue droits, présentent obligeamment la joue gauche ? Voilà proprement la morale chrétienne. Dès qu’on rabat de cette perfection, libre à chacun de se servir à son goût et de mesurer la dose sur son tempérament… Mais le dogme est une autre affaire. C’est à prendre ou à laisser. Croyez-vous ? ne croyez-vous pas ? Or apprenez, monsieur le mécréant, que le dogme a toujours été mon fort. Je ne me pique pas d’être grand théologien, je me contente de la fui du charbonnier. Si jusqu’aujourd’hui je vous ai tenu le cas secret, c’est que sans doute j’avais mes raisons.