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une méprise étrange, qu’on ne s’expliquerait guère, si on ne se souvenait que l’auteur de Graindorge a un goût très vif pour Stendhal, qu’il admire pour ses divinations, ses mots profonds, pour ses notations et sa logique, car il n’y a rien moins que tout cela dans Stendhal, et son enthousiaste admirateur n’y va pas de main légère. M. Taine se considère quelque peu comme le descendant de cet autre homme d’esprit, qui avec les plus vives qualités du conteur avait gardé les idées les plus crues du XVIIIe siècle, et il a voulu sans doute, lui aussi, avoir son roman, son petit livre d’observations sur les mœurs.

En vérité, avec ses petites notes et ses longues tirades semi-philosophiques, ce M. Graindorge, qui a passé par l’université d’Iéna et par le commerce du porc salé à Cincinnati avant de venir faire figure dans le grand monde parisien, ce M. Graindorge est un personnage bizarre qui ne vit guère, qui ne se tient guère debout, qui marche par un ressort, et qui n’a pas même le mérite d’être un excentrique amusant. C’est un philosophe réaliste assez dépaysé dans le monde, faisant de petits cours de morale pratique à l’usage des gens positifs, décrivant les mœurs qu’il ne connaît pas, et arrivant au bout de son rouleau, qui est long, après avoir semé sur son chemin des notes comme celles-ci : « Hier, aux Italiens, Cosi fan tutte, avec Frezzolini. J’étais au balcon ; sur sept femmes autour de moi, il y avait six lorettes… — Onze heures du soir, j’aurai une soirée, agréable. On ne peut s’amuser qu’à Paris… » Et le fait est qu’il ne s’amuse guère. Je ne dis pas que le monde parisien avec ses mobilités, et ses nuances soit facile à déchiffrer ; mais à coup sûr ce n’est pas M. Graindorge. qui vous le fera connaître, qui arrachera son secret à ce terrible sphinx. Je ne dis pas qu’il soit aisé de saisir les mœurs et les caractères d’un temps ; mais M. Taine ne s’est pas cru sans doute le La Bruyère du siècle après avoir mis bout à bout tous ces chapitres sur les jeunes filles, les jeunes gens, le bal de l’ambassade, le dîner, et surtout après avoir ciselé son observation, en pensées détachées de ce genre : « de vingt à trente ans, l’homme avec beaucoup de peine étrangle son idéal, puis il vit ou croit vivre tranquille ; mais c’est la tranquillité d’une fille-mère qui a assassiné son premier enfant. — Le propre d’un esprit de femme, c’est que, sauf les momens vifs, toutes les idées y sont vagues et en train de se fondre l’une dans l’autre ; vous y poignez comme une lueur dans un brouillard mouvant et rose. » Ou bien encore : « quand vous voyez à votre future des joues roses et des yeux candides, ne concluez pas qu’elle est un ange, mais qu’on la couche à neuf heures et qu’elle a mangé beaucoup de côtelettes… » En général M. Taine n’est pas tendre pour les