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analyste tout plein de la fascination de ses théories géométriques sur les forces et les nécessités, et à y regarder d’un peu près, avec des qualités certainement supérieures, c’est le penseur d’une époque que les vivacités de l’exaltation morale n’embarrassent pas ; c’est le critique d’un mouvement dont le réalisme est l’expression ; c’est le philosophe de ce réalisme qui, dans l’art et dans l’imagination, répond à tous ces instincts positifs, matériels, devenus la maladie de notre temps dans ses prospérités apparentes.

Il y a une page où M. Taine défendant son système s’écrie : « Quelle sécheresse, dira-t-on, et quelle laide figure ferait l’histoire réduite à une géométrie de forces ! — Peu importe, elle n’a pas pour objet de divertir. D’ailleurs si j’écris froidement, ce sera ma faute ; n’accusez pas la méthode, mais l’écrivain. » C’est le mot d’un esprit enivré de ses propres idées. L’erreur n’est pas moins étrange. C’est au contraire le système qui est la faiblesse des livres de M. Taine, c’est l’écrivain qui répare souvent les fautes du théoricien, et on peut dire que ce qu’il y a de vues ingénieuses, de pages vives et fortes, tient à une inconséquence heureuse de l’écrivain oubliant parfois ses doctrines pour n’être plus que lui-même. C’est par le talent que M. Taine se relève, et nulle part ce talent ne se déploie avec plus d’ampleur, avec plus de virilité que dans l’Histoire de la littérature anglaise, une de ses dernières œuvres, la plus fortement conçue, la mieux écrite, et qui reste après tout jusqu’ici son œuvre essentielle. Ce n’est point un esprit vulgaire qui, au milieu des excitations et des dispersions de notre temps, a pu se consacrer à une telle étude et composer un tel travail qu’on pourrait appeler une histoire de la civilisation anglaise, du caractère anglais, du génie anglais par toutes les œuvres de la pensée et de l’imagination. Je sais bien que M. Taine n’oublie point ses théories, et qu’il les reproduit plus que jamais dans une introduction placée au frontispice de son livre ; mais dans ce vaste cadre de l’histoire intellectuelle d’un peuple qui a connu toutes les révolutions, qui a une civilisation complète, le talent a mille occasions de s’échapper et de se déployer dans son indépendance. « J’ai choisi l’Angleterre, dit l’auteur expliquant son dessein, parce qu’étant vivante encore et soumise à l’observation directe elle peut être mieux étudiée qu’une civilisation détruite dont nous n’avons plus que les lambeaux, et parce qu’étant différente elle présente mieux que la France des caractères tranchés aux yeux d’un Français… »

Epoque saxonne, époque normande, moyen âge, renaissance, époque puritaine, restauration des Stuarts, xviu0 siècle, commencemens de ce siècle, tout se déroule ; chaque époque a ses personnifications, Spenser, Shakspeare, Milton, Dryden, Addison, Swift,