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l’organisation, par le mouvement de la matière, par les nerfs ou par le sang. Or Spinoza est aussi éloigné que qui que ce soit de ce point de vue. Pour lui, comme pour Platon, la pensée a sa racine immédiate dans la substance divine ; son origine est dans l’éternel et l’absolu, non dans le contingent et le relatif. On dira que la pensée divine, telle que l’entend Spinoza, n’est pas la vraie pensée, la pensée consciente et libre. Soit, mais autre chose est se tromper sur l’essence de la pensée, autre chose est nier la pensée divine. Où est le métaphysicien qui resterait pur et innocent, s’il suffisait de s’être trompé sur un attribut divin pour être déclaré athée ? Que Spinoza se trompe ou non sur la pensée divine, toujours est-il qu’il admet que Dieu pense, et il doit entendre quelque chose par là. La pensée n’est pas pour lui un mot vide de sens. Elle est à ses yeux ce qu’il y a d’essentiel, d’effectif, de parfait dans la pensée humaines. La pensée divine est donc ce que Platon aurait appelé l’idée de la pensée, la pensée en soi. Quel est maintenant dans la pensée humaine l’élément essentiel ? C’est là une autre question. Il y a dans la pensée un élément personnel et un élément impersonnel, d’une part la conscience, de l’autre l’intelligible, le rationnel, en un mot la vérité. L’intelligible a donc pu être considéré par quelques-uns comme l’essence, et la conscience comme l’accident de la pensée[1]. Je n’approuve pas ce point de vue ; mais après tout chacun de nous retranche quelque chose de la pensée humaine lorsqu’il se représente la pensée divine : la limite n’est pas facile à fixer, et trop retrancher est-ce donc la même chose que nier ?

Non-seulement Spinoza conçoit en Dieu deux attributs infiniment parfaits, l’étendue et la pensée, mais il suppose qu’il en possède encore une infinité que nous ne connaissons pas et dont nous n’avons pas la moindre idée. N’est-ce pas dire que Dieu est la source ineffable d’un nombre inépuisable de perfections ? N’est-ce pas le reconnaître comme « l’être dans sa plénitude, » suivant l’expression favorite des cartésiens du XVIIe siècle ? Et même les âmes pieuses et mystiques, que Spinoza révolte par tant de côtés, par son panthéisme géométrique et son impitoyable fatalisme, ne pourraient-elles pas ici trouver leur compte et leur satisfaction dans ces perfections inconnues, qui contiennent peut-être le secret de notre destinée ? N’est-il pas arrivé souvent à la théologie, devant les inquiètes et brûlantes questions de la misère humaine, de se retrancher dans les abîmes insondables du Dieu caché ? J’avoue

  1. Un critique allemand, M. J. H. Loewe, dans un écrit intitulé Uber den Gottesbegriff Spinoza’s (Stuttgard 1862), va jusqu’à retrouver dans le Dieu de Spinoza une sorte de conscience et de personnalité, et cette opinion n’est pas sans quelque raison plausible. — Voyez sur ce sujet Boehmer, Spinozana dans la Zeitscrift-Philosophie ; 1863, p. 92.