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régnait une telle latitude dans l’expression des opinions religieuses et philosophiques, l’esprit se soit donné des licences qu’il ne prenait point ailleurs, soit parce qu’il ne l’osait point, soit parce que, retenu à son insu même, il se pliait à l’ordre d’idées généralement reçu sans éprouver le besoin de s’en affranchir. Ceci nous explique comment un libre penseur tel que Spinoza a pu se rencontrer alors à Amsterdam plutôt qu’à Genève, plutôt qu’à Paris ; mais pourquoi cette libre pensée s’est-elle appliquée à cette forme particulière que l’on appelle le spinozisme ? C’est ce qu’il est bien difficile d’expliquer, et le lieu n’y sert plus de rien. Deux origines ont été assignées à cette philosophie : d’une part les traditions cabalistiques, de l’autre la lecture de Descartes. À ces deux causes, il faut ajouter le propre génie et l’individualité si remarquable du philosophe, ce nescio quid intérieur, cette monade dont on ne peut faire table rase sans tomber dans les hypothèses les plus arbitraires et les plus vagues.

Quoi qu’il en soit des causes cachées qui ont déterminé l’éclosion du spinozisme au XVIIe siècle, ce n’est pas moins un des événemens les plus considérables de l’histoire moderne, et tout ce qui s’y rattache est pour nous plein d’intérêt. Dans son siècle à la vérité, ce système paraît un épisode isolé et sans conséquence ; mais si l’on considère que Spinoza est véritablement le père (avec Kant, bien entendu) du mouvement philosophique de l’Allemagne, si l’on songe à l’influence partout répandue aujourd’hui de la philosophie allemande, à ses conséquences religieuses, politiques, scientifiques, on ne peut se dissimuler qu’il y a là un courant de pensée presque aussi considérable que celui qui a fait la révolution française, et dont les conséquences sont incalculables. On consultera donc avec intérêt tous les documens qui peuvent jeter quelque jour sur les écrits de Spinoza, sur les premiers progrès de ses idées, enfin sur la signification et la valeur de cette philosophie. À ce point de vue, trois ouvrages récens nous ont paru devoir particulièrement appeler notre attention. C’est d’abord un volume d’œuvres inédites découvertes par un savant libraire d’Amsterdam, M. Frédéric Müller, et publiées par les soins de M. Van Vloten, sous ce titre : Ad Benedicti de Spinoza overa quæ supersunt supplementum[1], — en second lieu un ouvrage de M. Van der Linde intitulé : Spinoza et son action en Hollande au XVIIe siècle, — enfin un écrit français de M. Nourrisson : Spinoza et le naturalisme contemporain, qui contient des détails bibliographiques intéressans et une discussion critique dirigée non moins contre certains philosophes de nos jours

  1. Cette publication contient 1° une première rédaction en hollandais de l’Éthique, 2° un traité de l’arc-en-ciel que l’on croyait perdu, 3° quelques lettres de Spinoza et de ses disciples.