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cette affaire ne valait pas plus de 15 livres, et nous les avons partagées après le coup avec Crookes.

A partir de cette mémorable déposition, il n’y avait plus à hésiter, et Broadhead lui-même a fait les aveux les plus effroyables. Ils ont été confirmés par ceux de ses propres complices ; ces derniers, heureux d’acheter l’impunité par la franchise, ont déclaré que depuis dix ans (le gouvernement n’a pas voulu qu’on remontât plus haut) la ville de Sheffield, qui compte près de 100,000 habitans, a été soumise à la tyrannie souterraine de certaines unions dont Broadhead était l’âme et le chef, et que les meurtres, les incendies, les explosions de poudre dans l’intérieur des maisons, étaient les moyens par lesquels cette tyrannie se soutenait. La chaîne de ces crimes est trop hideuse pour que nous tentions de la dérouler. Ce qu’on ne saurait omettre, c’est que les coupables étaient assez généralement connus et que l’on n’osait pas les signaler à la justice, c’est que les secrétaires d’autres unions contribuaient aux frais de ces expéditions, c’est enfin que ces assassins et ces incendiaires ont affirmé que non-seulement ils n’avaient aucun motif d’animosité contre leurs victimes, mais que souvent même ils ne les connaissaient pas.

Ce qui est surtout remarquable dans ces petites affaires, c’est le sans-gêne avec lequel les ouvriers ont toujours agi et l’absence complète de cette espèce de pudeur qui rarement abandonne même les hommes les plus corrompus. Là où la morale et la religion ont cessé de diriger les consciences, on pourrait supposer que la crainte de la loi serait encore un frein suffisant. Il n’en est rien. Les ouvriers de Sheffield ne semblent craindre que les vengeances des chefs des unions, et ceux-ci obéissent aveuglément à leurs secrétaires comme en Syrie les ismaéliens obéissaient, il y a huit siècles, au Vieux de la Montagne. Seulement les assassins de ce temps étaient animés par l’espoir d’aller dans un paradis dont on leur faisait savourer d’avance les délices, tandis que c’est pour quelques shillings et à prix débattu qu’on assassinait à Sheffield.

En lisant les comptes-rendus des séances de cette commission, on se rappelle involontairement la célèbre enquête dont Burkhardt nous a conservé quelques passages et qui fut faite à Rome du temps d’Alexandre VI, lorsque le duc de Valentinois, jaloux, à ce qu’on assure, de la préférence que sa sœur, Lucrèce Borgia, accordait à son frère le duc de Gandia, le fit assassiner et jeter dans le Tibre. Un batelier avait tout vu, et lorsqu’on lui demanda pourquoi il n’avait pas fait sa déposition plus tôt, il s’écria qu’ayant connu dans sa vie un grand nombre d’aventures pareilles auxquelles personne n’avait fait attention il n’avait pas cru que la dernière dût produire plus