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de l’enthousiasme des ouvriers sacrifiant une journée de leur salaire pour se rendre au lieu du rendez-vous ; mais lorsqu’un agent comptable trop scrupuleux, en dévoilant des secrets qu’on voulait tenir cachés au public, eut fait connaître par un exemple qui avait passé sous ses yeux que les ouvriers entendaient être indemnisés sur les réserves des trades’ unions de leurs déboursés dans la grande démonstration du 3 décembre dernier (la seule qui ait eu lieu à Londres pendant les heures de travail), la foi du public dans la spontanéité du mouvement commença de s’ébranler. Une atteinte plus grave encore fut portée au caractère populaire de l’agitation lorsque l’on apprit que, sur les 3,000 livres sterling (75,000 francs) qui avaient été dépensées par la ligue de la réforme en ces démonstrations, les quatre cent quarante-quatre sociétés populaires répandues dans toute l’Angleterre n’avaient payé que 236 livres 5 shilling 11 deniers (moins de 14 francs chacune), et que le reste, c’est-à-dire la presque totalité de la somme, avait été souscrit par des inconnus. Une portion du public supposa naturellement que ces inconnus n’étaient autres que les mêmes chefs et orateurs de la ligue, et que cet argent fourni par eux servait à récompenser ceux qui les applaudissaient. Cependant ce n’étaient là que des suppositions vagues et des faits de peu d’importance. L’organisation des sociétés ouvrières n’a commencé d’attirer très sérieusement l’attention du public qu’à la suite des révélations recueillies par la commission d’enquête chargée d’étudier à fond cette question. Les découvertes épouvantables faites par les commissaires de Sheffield viennent à chaque instant jeter là-dessus un nouveau jour.

Lorsqu’au mois d’avril dernier nous signalâmes ici même les dangers des trades’ unions, cette annonce inattendue d’un péril dont personne ne paraissait se préoccuper en Angleterre fut à plus forte raison reçue en France avec incrédulité ; mais en quelques semaines les voiles se sont déchirés, et les journaux anglais, qui se doutaient à peine de ces mystères il y a deux mois, ne cessent aujourd’hui d’en parler et de sonner l’alarme.

Les ouvriers anglais, affranchis depuis 1813 des entraves qui s’opposaient au libre exercice de leur travail et ayant acquis en 1824 le droit d’association, avaient commencé dès cette époque, dans chaque métier séparément, à former des sociétés de secours mutuels au moyen de retenues périodiques sur leurs salaires. Par suite du nombre inouï des souscripteurs, ces cotisations fraternelles au profit des membres malades ou des veuves et des orphelins finirent par former des sommes énormes. Pour n’en citer qu’un exemple, il résulte du compte-rendu officiel publié l’année dernière par la société amalgamée des ouvriers qui s’occupent spécialement de