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PROSPER RANDOCE.


mine avait une première hypothèque ; dans un moment de besoin pressant, il fit couper ses bois à blanc estoc et aliéna les futaies qui étaient le plus clair de la sûreté de sa femme. Se voyant lésée dans son gage, M me Lermine saisit de ses griefs la justice. Le tribunal prononça que les aliénations de M. Lermine mettaient en péril les reprises de sa femme et ordonna la séparation de biens. Cette sentence fut pour le pauvre homme un coup dont il ne se releva pas ; de ce jour, il ne fut que la moitié de lui-même. Non-seulement il souffrait cruellement de ne pouvoir plus satisfaire ses goûts, qui s’étaient tournés en fureurs, ni servir les idées qui lui étaient chères ; mais l’arrêt du tribunal l’avait comme anéanti. Il se sentait déchu de sa dignité, il n’existait plus que par la tolérance de sa femme, dont les rancunes triomphaient sans ménagement. « Il y a telle femme, a dit La Bruyère, qui enterre son mari au point qu’il n’en est fait dans le monde aucune mention. Vit-il encore ? ne vit-il plus ? On en doute. »

— Avant cette malheureuse séparation de biens, disait Prosper à Didier, M. Lermine tenait tête à sa femme. Entre eux, la partie était à peu près égale ; chacun avait ses amis qu’il disposait en ligne de bataille. Lutte de principes, lutte d’influences ! Il y avait dans leur salon ce qu’on appelait le coin du roi et le coin de la reine. Les deux camps se mesuraient du regard ; une défection eût fait horreur, on eût passé par les armes le transfuge. Le roi et la reine comptaient et recomptaient leur troupeau ; ils récompensaient les fidèles, travaillaient à faire des recrues. Hélas ! c’est l’ordinaire que nos amis nous abandonnent avec la fortune. Dès qu’on le sut ruiné, le bonhomme (comme l’appellent les amis de sa femme) vit s’éclaircir les rangs de ses champions ; le coin du roi n’est plus qu’une solitude.

À peine fut-il entré dans le salon de M me Lermine, Didier put constater que son frère était bien en cour. Le coin de la reine lui témoignait une faveur marquée ; on semblait croire à son génie, k son avenir ; on lui faisait crédit. Prosper se sentait solvable ; il remboursait en bons sur sa future renommée. Au demeurant, il était modeste dans ses discours, et ses manières étaient irréprochables. M Lermine fit accueil à Didier ; elle ne lui plut qu’à demi. Elle avait encore quelque beauté, de la noblesse dans les manières, de l’agrément dans l’esprit ; mais le rôle gâtait tout. Sa physionomie trahissait l’inquiétude d’un amour-propre toujours sur le qui-vive. Elle paraissait attendre beaucoup de Didier, et ses yeux semblaient quêter un compliment ; il n’en fallait pas davantage pour le glacer ; rien ne lui vint. Il aggrava ses torts par des distractions qu’elle ne lui pardonna pas. Il regardait avec curiosité un homme à la tête grisonnante, à l’œil morne, lequel allait et venait à pas comptés,