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PROSPER RANDOCE.


êtes tout rêveur. Permettez-moi de vous faire une question. Combien devez-vous à M. Dubief ?

— Ah cà ! qu’est-ce qui vous prend ? s’écria Prosper en se renversant dans son fauteuil. Laissez-moi donc tranquille avec ce diable d’homme. Je ne pense à lui que lorsque je le vois ou que je crois le voir.

— Répondez-moi, insista Didier. Combien lui devez-vous ?

— Si vous y tenez… Eh ! mon Dieu ! une bagatelle, une misère,… quinze cents francs. Laissez-moi faire, demain soir je serai en veine :

J’ai dans le cœur, Hector, un bon pressentiment,
Et je dois, dès demain, gagner assurément.

— Si xM. Dubief est pressant, repartit Didier en regardant Prosper avec attention, je connais un meilleur moyen de vous acquitter. Demandez-moi de vous avancer cette somme.

Les yeux de Randoce s’enflammèrent. Il eut soin de détourner la tête pour dérober son émotion à Didier. Puis faisant un bond : — Ah ! pour cela, non ! s’écria-t-il. Non, mille fois non. Je ne vous emprunterai jamais un liard, mon cher. Primo vous êtes quelque peu mon ami, et j’ai le culte de l’amitié. Les questions d’argent, voyez-vous, commencent toujours par être délicates et finissent quelquefois par être indélicates… D’ailleurs vous m’avez l’air d’un charmant garçon, d’une bonne pâte d’homme. Vous seriez le plus commode des créanciers. Avec vous je ne me gênerais pas ; je m’acquitterais Dieu sait quand. Votre indulgence serait funeste à ma petite moralité, dont je prends le plus grand soin.

— Ah ! par exemple, il ne tiendrait qu’à vous d’être exact, répliqua Didier. Si bon garçon que je sois, je ne m’y opposerais pas.

— Passe encore, poursuivit Prosper, passe encore si j’étais en peine de mon dîner de ce soir. Je ne me ferais pas conscience de recourir à vous ;., mais des bronzes ! une Vénus ! des amours ! c’est du superflu. Tant pis pour moi si j’ai des caprices dispendieux. Faites monter ici l’un de ces bourgeois qui passent dans la rue, le premier venu, et demandez-lui si pour faire de beaux vers Prosper Randoce a besoin de posséder une table en acajou garnie de colifichets ! — Maroufle, me dira-t-il, rends-toi justice et bénis la Providence si elle te donne des chemises et un grabat… Ce gros monsieur a pour principe que les greniers ont été inventés pour les poètes et les poètes pour les greniers. Peut-être même lui a-t-on conté que les rossignols chantent mieux quand on leur a crevé les yeux…