Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 70.djvu/340

Cette page n’a pas encore été corrigée
336
REVUE DES DEUX MONDES.


Randoce et faisait des gargouillades et du style. L’après-midi il se promenait sur les boulevards ; le soir il allait aux Français. Le lever du rideau lui causait toujours une émotion pleine de charme ; il croyait voir se lever devant lui la grande toile peinte de la vie. Allait-il enfin savoir ce qu’il y a derrière ?

Il fut plus de trois semaines sans avoir de nouvelles de Prosper. Il eut quelque velléité de repartir pour Nyons. — Après tout, se disait-il, je suis venu pour voir mon frère, je l’ai vu, et je ne sais trop quel service je pourrais lui rendre. Il a un air de santé, il n’est point dans la misère ; son mobilier est assez cossu, et les jolis bronzes qui garnissent sa table ronde ont dû coûter gros. La chronique veut qu’il ait dissipé son patrimoine ; il lui en est sûrement resté quelques bribes dont il a su tirer parti ; il faut croire que dans le temps qu’il était crabe il a mis quelque chose de côté. Avec cela je ne vois pas qu’il ait besoin de mes conseils ; il est fort content de lui, peu disposé à me consulter sur rien. Les sorcières lui ont dit : Tu seras roi. Il s’apprête à ceindre le bandeau royal. Laissonsle monter sur son trône ; si le pied lui glisse, nous verrons à le consoler.

À quelques jours de là, en entrant dans un café du boulevard, Didier entendit prononcer le nom de son frère. Il ouvrit l’oreille et saisit le dialogue suivant :

— À propos, j’ai rencontré Randoce. Il y a des siècles que je ne l’avais vu.

— Personne ne le voit. A-t-il toujours son air de pigeon plumé ?

— Point du tout. Je ne sais à quel râtelier il mange ; mais le gaillard s’est refait.

— Et il refait les autres. Je n’ai jamais pu souffrir ce garçon. Routonné jusqu’au menton, cousu de mystère de la tête aux pieds, insolent en diable, c’est le roi des poseurs. On assure qu’il posait déjà devant sa nourrice ; le petit gueux se drapait dans ses lisières… Ah çà ! que fait-il ? Est-il en train d’abattre une machine ?

— Monsieur fait du style. Il n’a rien que deux ou trois chefsd’œuvre sur le métier ; il a découvert la poésie de l’avenir ; il est en passe de devenir un homme immense.

— Parbleu ! Il est convenu que, lorsqu’on n’a pas de talent, on fait du style et l’on pose pour l’immensité… Et de quoi vit ce géant ? Il me doit deux. pièces de cent sous.

— Il ne m’a pas dit son secret. On prétend qu’il joue ; d’autres assurent qu’il a hérité. À moins qu’une femme au cœur immense… L’abîme appelle l’abîme. Je me suis laissé conter…

En ce moment, un ami de ces messieurs vint s’asseoir à leur ta-