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PROSPER RANDOCE.

que le traître s’apprête à tirer de ses larges poches un volumineux manuscrit. C’est un éléphant en quête d’un cornac.

Il fit une pirouette, reprit le portefeuille, et le mettant sous son bras : — Mon cher, s’écria-t-il, vous vouliez voir, vous avez vu. À cette heure vous savez ce que c’est qu’un grand homme. Arrêtons les frais : assez de flic-flac ; le rideau tombe, la représentation est finie, éteignons les quinquets. Dieu vous ait en sa sainte garde ! Didier se leva, présenta sa carte à Prosper. — Voici mon adresse, lui dit-il. J’ai vu le grand homme, j’en suis émerveillé. Si vous aviez autre chose à me montrer, je serais enchanté de vous recevoir chez moi.

Cela dit. il s’inclina et sortit.

— Peut-être ai-je été un peu leste, se dit Prosper. Ce grand dadais fait de l’ironie. Il faut que ses moyens le lui permettent. Ayant examiné la carte avec soin, il la serra au fond d’un tiroir.

XI.

Didier rentra chez lui peu satisfait de sa première entrevue avec son frère. Prosper ne lui revenait pas ; de tous les Randoce que lui avait montrés son imagination, c’était le plus déplaisant. Son langage, ses manières, son portefeuille, ses deux kilos de grand style, — il ne lui faisait grâce sur rien. Plus que tout le reste, sa ressemblance avec leur père l’attristait ; désormais il y avait preuve acquise. Quand la vérité déplaît, on ne l’accepte que sous bénéfice d’inventaire ; on se réserve de s’enquérir, on ne se rendra qu’après avoir touché au doigt et à l’œil. Didier avait vu, il avait touché ; plus de doute possible.

Mécontent de son frère, il n’était qu’à moitié content de lui-même. L’expédient que lui avait conseillé M. Patru lui avait mal réussi, il avait entamé la campagne par une fausse manœuvre. — Joli début, pensait-il, et qui promet ! Je n’ai aucun prétexte plausible pour retourner chez Prosper. Me rendra-t-il m’a visite ? Il doit avoir une médiocre envie de me revoir. J’ai joué le rôle d’un niais, et mon paletot n’annonçait pas un Mécène. A-t-il seulement pris la peine de regarder ma carte, de noter mon adresse ? Attendons, il sera toujours temps d’aviser.

Pour occuper son loisir, il se procura quelques ouvrages de haut calcul et se remit aux mathématiques, qu’il avait délaissées depuis longtemps. De tous les genres d’études, c’est le plus absorbant, le plus abstrait, celui qui fait le mieux oublier le monde réel. Didier se plongea dans ses intégrales, si bien qu’il passait des matinées entières sans se souvenir qu’il avait un frère, lequel se nommait