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tique, des nouvelles à la main ; j’avais été mangé, je mangeai… Je me trompe, mon cher, je n’étais pas un crabe, mais un loup bien endenté, à la maigre échine, à l’œil sanglant. Chaque matin, je sortais de mon repaire, cherchant quelque succès à dévorer, quelque talent à étriper et, s’il se pouvait, un grand homme à fouiller et à vider… J’avais cependant mes jours de clémence. Quand il me tombait sous la main quelque sot livre dont le sot auteur était une nullité avérée, dûment constatée, munie de papiers en règle, j’entonnais un hosanna ; j’affectais d’avoir découvert la pie au nid, je portais le pied-plat sur le pavois. Vous ne sauriez croire quelle tendresse ont les méchans critiques pour les méchans écrivains ; ils s’en servent comme de casse-tête pour assommer le talent, sans compter que de tout temps les boiteux portèrent dans leur cœur les paralytiques… Et puis voilà qu’un beau jour je me lassai du métier. Battant, battu, bâtonnant, bâtonné, je sentis le besoin de vivre en paix. Je rentrai mes griffes, je jetai aux orties ma batte d’arlequin, j’enfilai la venelle, disparus et fis le mort. On ne sut ce que j’étais devenu. Cherchez, messieurs, plus de Scapin !… Je m’étais retiré, mon cher, au sommet de ma grande tour ; perché sur mon esplanade, je causais avec les astres, je fraternisais avec les nuages, je tutoyais le soleil, ou, penchant la tête, je voyais à mes pieds les humains gros comme des cirons, trottant menu comme des fourmis… C’est ainsi que j’ai connu, comme dit le grand Dossuet, les extrémités des choses humaines. Hier dans le ruisseau, aujourd’hui dans les nues !… En d’autres termes, abjurant Satan et ses trucs, j’ai revêtu la robe de lin des lévites, je me suis fait l’Eliacin du grand art, je lui ai donné mon cœur, et j’espère bien qu’il me donnera autre chose en retour… Je fais du style, et du plus grand. Voyez-vous ce portefeuille en maroquin rouge ? Il contient la moitié d’un drame, — œuvre gigantesque, colossale, — toute la synthèse du siècle !… Patience, vous m’en donnerez des nouvelles. Un jour Éliacin sera roi, et les pontifes de Baal plieront le genou devant lui.

L’entreprise sans doute est grande et périlleuse…
Mais ma force est au Dieu dont l’intérêt me guide…
Il faut finir des Juifs le honteux esclavage
Et faire aux deux tribus reconnaître leur roi.

Ainsi parlant, il présentait à Didier le portefeuille rouge. — Tesez-moi ça, lui dit-il. Deux kilos de grand style. Qu’en pensera l’univers ?… — Mais en ce moment une réflexion lui vint, il appliqua son lorgnon devant son œil droit, contempla Didier, qui soupesait le portefeuille, s’avisa que son paletot était fripé : C’est quelque pauvre diable, pensa-t-il. 11 n’est pas venu ici pour rien. Je gage