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présentai d’abord ; je le connaissais un peu, et nous avions des amis communs. Il me reçut avec bienveillance. Je le trouvai affairé, entouré de commissaires et d’ordonnateurs, répondant à leurs questions, donnant ses instructions et ses ordres, recevant à chaque instant des officiers envoyés par les commandans des corps d’armée pour demander des fournitures ou de l’argent. Les conversations étaient courtes, les réponses brèves et tranchantes. Il me dit qu’il n’était pour rien dans la destination donnée aux auditeurs, et que l’empereur s’en occupait directement ; puis il m’engagea à dîner. Ce jour-là, il avait invité les députés que le duc de Brunswick avait envoyés à l’empereur pour lui demander de le laisser mourir à Brunswick et de ménager son pays. Ils avaient été reçus avec dureté, on le savait ; aussi les généraux et les ordonnateurs leur témoignaient peu d’égards. Il se trouva que je connaissais l’un d’entre eux, le baron de Sartoris, Genevois, chambellan du duc ; je me plaçai à côté de lui à table. Son autre voisin était le général Chasseloup, avec qui il eut aussi un peu de conversation ; il lui parla des craintes qu’avaient les habitans du duché de Brunswick. « C’est un pays pauvre, lui dit-il ; l’armée française y trouvera peu de ressources, et elle aura bientôt tout mangé. — Eh bien ! répondit le général, quand nous aurons tout mangé, nous vous mangerons. »

« Ces façons étaient nouvelles pour moi, et me faisaient une impression de tristesse et de dégoût ; je songeais à ce que nous laisserions de haine et de rancune parmi les populations allemandes, à l’instabilité d’une domination exercée ainsi, aux vengeances que nous pourrions avoir à subir. M. Daru, tout absorbé qu’il était par le mouvement militaire, où son rôle était si important, se ressouvenait de sa raison et de son esprit ; je le trouvai un jour revenant du jardin botanique de Berlin. « Je viens de faire, me dit-il, acte de barbarie ; je suis allé voir si on pourrait arranger en écuries les orangeries et les serres. Savez-vous quelle idée me poursuivait ? Je songeais que les armées de l’Europe pourraient bien aussi envahir la France et entrer à Paris, qu’alors l’intendant militaire, voyant la galerie du musée, aviserait qu’on en pourrait faire un magnifique hôpital et calculerait combien de lits on pourrait y placer. »

Six semaines plus tard, vers la fin de décembre, l’empereur quittait Varsovie pour aller se mettre à la tête de l’armée et poursuivre la guerre. « Les commissaires des guerres, les administrateurs des divers services, les ambulances, étaient encore embourbés dans la route. M. Daru ne savait comment il lui serait possible de pourvoir aux besoins des troupes, qui entraient en campagne sans que rien eût été disposé d’avance ; on allait se battre, les blessés