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surprise des conseillers d’état, M. Molé donna lecture d’un rapport qui concluait à la nécessité de soumettre les Juifs à des lois d’exception, du moins en ce qui touchait les transactions d’intérêt privé. Je venais d’arriver à Paris quelques jours après la séance de la section où ce rapport avait été lu ; on me raconta comment il avait été accueilli par le dédain et le sourire des conseillers d’état, qui n’y avaient vu qu’un article littéraire, une inspiration de la coterie antiphilosophique de M. de Fontanes et de M. de Bonald. M. Molé n’avait été nullement déconcerté ; il n’y avait pas eu de discussion, la question devait être portée devant tout le conseil. M. Begnault l’exposa sommairement, et ne crut pas nécessaire de soutenir une opinion qui était universelle. M. Beugnot, qui venait d’être nommé conseiller d’état, trouva l’occasion bonne pour son début ; il traita la question à fond, avec beaucoup de raison, d’esprit et de talent. Il n’y avait personne qui ne fût de son avis. Alors l’archi-chancelier dit au conseil que l’empereur attachait une grande importance à cette affaire, qu’il avait une opinion contraire à celle qui semblait prévaloir, et qu’il était nécessaire de reprendre la discussion un jour où l’empereur présiderait le conseil. La séance fut tenue à Saint-Cloud. M. Beugnot, qui parlait pour la première fois devant l’empereur et que son succès avait un peu enivré, fut cette fois emphatique, prétentieux, déclamateur, tout ce qu’il ne fallait pas être au conseil d’état, où la discussion, était une conversation de gens d’affaires, sans recherche, sans phrases, sans besoin d’effet. On voyait que l’empereur était impatiente. Il y eut surtout une certaine phrase qui parut ridicule ; M. Beugnot appelait une mesure qui serait prise par exception contre les Juifs et une bataille perdue dans les champs de la justice. » Quand il eut fini, l’empereur prit la parole, et avec une verve, une vivacité plus marquées qu’à l’ordinaire, il répliqua au discours de M. Beugnot tantôt avec raillerie, tantôt avec calme ; il parla contre les théories, contre les principes généraux et absolus, contre les hommes pour qui les faits n’étaient rien et qui sacrifiaient la réalité aux abstractions. Il releva avec amertume la malheureuse phrase de la bataille perdue, et, s’animant de plus en plus, il en vint à jurer, ce qui, à ma connaissance, ne lui est jamais arrivé au conseil d’état ; puis il termina en disant : — Je sais que l’auditeur qui a fait le premier rapport n’était pas de cet avis ; je veux l’entendre. — M. Molé se leva et donna lecture de son rapport ; M. Regnault prit assez courageusement la défense de l’opinion commune et même de M. Beugnot ; M. de Ségur risqua aussi quelques paroles. « Je ne vois pas, dit-il, ce qu’on pourrait faire. » L’empereur s’était radouci, et tout se termina par la résolution de faire une enquête sur