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n’avaient pas réussi ; plusieurs préfets furent destitués, soit qu’ils eussent été trop faibles, soit qu’ils se fussent montrés trop sévères dans la répression. Autant en serait arrivé à mon père ; mais il m’écrivait chaque jour les détails de sa situation, M. Chaptal était très bien disposé, il défendit mon père auprès du premier consul, qui finit par lui dire : — Eh bien ! mettons-le à Genève, qui est vacant ; il s’arrangera mieux avec les protestans. »

Ce ne fut pas là seulement un notable avancement pour le préfet ; ce fut pour son fils l’origine d’une relation qui devait grandement influer sur son esprit et sur sa vie. « Genève, dit-il dans ses souvenirs, ne ressemble nullement à une ville de province ; on n’y trouve pas cette imitation vulgaire et affectée des mœurs de Paris ; la société supérieure est formée de gens riches, instruits, bien élevés ; les voyages des étrangers à Genève et des Genevois à l’étranger les mêlent à l’aristocratie européenne et leur donnent de bonnes façons, qui sont convenables, si elles ne sont pas toujours faciles. C’est un centre de lumières, de religion, de richesse ; on y peut vivre avec des hommes spirituels et éclairés qui, se trouvant au large et sur leur terrain, ont toute leur valeur et ne sont pas restreints et étouffés comme dans nos provinces. C’était au milieu de cette société que mon père était appelé à vivre ; mieux apprécié qu’il ne l’avait jamais été, entouré de prévenances et honoré non-seulement à cause de son caractère et de son esprit, mais aussi à cause de sa position, car chaque jour les magistrats, comme le gouvernement dont ils étaient les délégués, prenaient plus d’importance. » Les vieux Genevois eux-mêmes, quoique d’une opposition vive contre le régime impérial, sentaient le mérite de leur nouvel administrateur et l’entouraient d’égards reconnaissans. « Nous avons le bonheur, écrivait M. de Sismondi le 9 janvier 1809 à la comtesse d’Albany, la veuve du dernier des Stuarts et d’Alfieri, d’avoir ici un beau modèle de l’honnête homme. M. de Barante, notre préfet, s’efforce d’adoucir les misères que sème le gouvernement, et sait amplement compenser le mal qu’il est forcé de faire par le bien qu’il fait volontairement. Il sait se faire adorer dans l’exécution même de la conscription et de la levée des impôts. Nous sentons que sa probité, sa douceur, sa justice, l’ordre parfait qu’il a établi dans tout ce qui dépend de lui, nous sauvent chaque jour des milliers de vexations, et que nous n’éprouvons d’autres maux que deux qui sont inévitables. »

A elle seule, une telle société eût été pour le jeune Prosper de Barante, qui venait passer une partie de son temps à Genève auprès de son père, un grand agrément et un sérieux avantage ; il y devait trouver bien plus encore. Tout près de Genève, à Coppet, sur