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défense et la canalisation du pays. Babylone, qui paraît avoir toujours été supérieure à Ninive sous le rapport intellectuel, désormais indépendante et centre d’un grand empire, dépassa encore sa rivale par la splendeur de ses palais, l’étendue de son commerce, la colossale grandeur de ses temples et de ses remparts. L’investissement d’une telle ville semblait impossible ; elle mesurait seize lieues carrées. À cheval sur les d’eux rives de l’Euphrate, elle jeta sur le puissant fleuve un pont de 600 mètres reposant sur des piliers de pierre, ouvrage qui frappait de stupéfaction les anciens. Rien de pareil ne s’était encore vu ; cette ville semblait de tous côtés un défi jeté à la nature. Vingt langues diverses se parlaient dans les quartiers assignés aux captifs, de sorte que les habitans de deux rues voisines ne pouvaient pas se comprendre. Le temple colossal de Bel, longtemps inachevé, mais terminé sous Nébucadnetzar, avec ses statues de quarante pieds en or massif, s’élevait si haut dans les airs qu’il semblait vouloir percer la voûte céleste, et quand on approchait des collines boisées et fleuries qu’on était étonné de rencontrer dans ce pays tout plat, on reconnaissait avec stupeur qu’elles étaient artificielles, soutenues par d’innombrables piliers de briques. Ces collines ou « jardins suspendus » étaient une galanterie offerte par le roi Nébucadnetzar à la reine Amytis, fille de Cyaxare le Mède, qui soupirait parfois en songeant aux montagnes ombreuses de son pays natal. Est-il surprenant que Babylone la grande se considérât comme la maîtresse prédestinée du monde ? Les peuples vaincus eux-mêmes avaient fini par se résigner à sa tyrannie comme plus tard on se fit à la domination romaine. Le ville-reine de l’Asie semblait du haut de ses murs dire à tout l’univers : Moi, moi et point d’autre que moi !

Cependant le voyageur qui eût parcouru la Chaldée vers le milieu du VIe siècle avant notre ère eût peut-être remarqué, au milieu de la foule fascinée par tant de splendeurs, quelques visages mécontens et rêveurs, qui semblaient étrangers à l’enivrement général. Ces singuliers personnages secouaient la tête d’un air moqueur devant ces murs épais de trente pieds et hauts de deux cents. Ils se détournaient pour ne pas voir les hommages impudiques rendus aux dieux protecteurs de la cité. Ils murmuraient entre eux dans une langue inconnue des paroles de mépris et de vengeance. Chaque semaine, précisément le jour où l’on sacrifiait publiquement à Bel et à Nébo pour le salut de l’empire, ils se réunissaient dans des chambres isolées, et si, parvenu à leur inspirer quelque confiance, ce voyageur eût assisté à ces mystérieux conciliabules, il eût entendu parler d’un Dieu qu’il fallait adorer seul, qu’il était impie de représenter sous forme visible, et peut-être eût-il ouï chanter