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Decamps a précédé Delacroix ; Horace Vernet est parti en faisant signe à Bellangé, qui l’a suivi, et ce n’est point M. Yvon qui les a fait oublier ; Ary Scheffer et Benouville ne sont plus ; le maître des larges paysages où marchaient les troupeaux pacifiques, Troyon, s’en est allé tout jeune encore ; Raffet est mort, et la sculpture, inopinément veuve de Pradier, a perdu encore Rude et David, C’est trop, et ces pertes-là ne sont point faciles à réparer. Il faut bien des années, bien des circonstances exceptionnellement favorables pour faire un grand artiste, et de nos jours elles ne se représentent guère. Ceux que l’art français n’a pas encore remplacés avaient reçu dans des temps plus heureux cette forte éducation morale qui découle naturellement, des libres institutions, lesquelles entretenaient parmi toutes les classes de la société, parmi tous les corps d’état, une émulation bienfaisante et féconde dont vainement nous cherchons la trace aujourd’hui. Le milieu a une influence prépondérante sur les arts, puisqu’ils ont le plus souvent pour mission d’en formuler l’expression figurée. Horace Vernet et Charlet sont les produits directs des passions politiques de la restauration, comme Eugène Delacroix et Ary Scheffer, tous deux avec leur emportement, leur incorrection, leur recherche constante et souvent égarée, sont sortis des luttes littéraires de leur époque. Lorsque les esprits sommeillent et que les consciences se taisent, l’art est bien près de ne plus être. En matière d’art comme en matière de mode, nous donnons le ton à l’Europe ; on nous imite sans nous égaler, et nous n’avons pas trop le droit d’être fiers des élèves que nous faisons aujourd’hui.

L’école française, supérieure dans son ensemble aux autres écoles, est inférieure à elle-même, et ne pourrait produire actuellement aucune des œuvres que le commencement du siècle a vues éclore. Qui peindrait aujourd’hui les Pestiférés de Jaffa, le Portrait de M. Bertin ou la symphonie en bleu majeur de l’Entrée des croisés à Constantinople ? Personne assurément. Est-ce bien l’école française qu’il faut dire ? Je ne le crois pas. Le mot école implique l’idée d’un ensemble de doctrines professées par des maîtres et acceptées par des élèves ; or ce qui manque spécialement à nos artistes, c’est la doctrine et la direction. Si le gouvernement français a une école des beaux-arts et s’il a assumé sur lui la responsabilité de former des artistes, on pourrait l’ignorer. Qu’est-ce qui dicte les choix ? les besoins de l’art ou les convenances administratives ? La récente domination du nouveau directeur de la villa Médicis peut nous répondre ; s’il a de l’influence sur les jeunes gens que la France envoie à Rome s’abreuver aux sources, parfois dangereuses des traditions frelatées, nous verrons une exposition remplie