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élevée ; il est loin, comme on le voit, des peintres qui s’imaginent qu’il suffit de rendre un morceau d’étoffe, de chiffonner, un pli de draperie. pour être un artiste. M. Kaulbach n’est pas seulement grandiose ; son très riche clavier est loin d’avoir une note unique, son Reineke Fuchs montre les côtés ironiques, railleurs de son talent multiple, et dans ses illustrations de l’œuvre de Goethe il est arrivé à une émotion profonde, à un sentiment exquis. Lolotte distribuant des tartines aux enfans, le Jardin de Lili, Gretchen à la fontaine, Goethe patinant, sont des chefs-d’œuvre. Claire appelant le peuple aux armes est égal dans son genre à la musique de Beethoven sur le même sujet. Quant à sa façon de peindre, elle est un peu sèche, ainsi qu’on peut le voir dans les galeries réservées à la Prusse, et où M. Kaulbach a mis plusieurs portraits ; mais elle est précise, franche d’allure et sans mièvreries : elle tient une sorte de juste milieu très raisonnable entre les empâtemens excessifs auxquels nous sacrifions trop souvent en France, et la dureté des peintres anglais. On voit qu’entre les mains de l’artiste la couleur est un moyen et non pas un but. Quand il a suffisamment rendu sa pensée, il passe outre et fait bien. Nous comprenons qu’en Allemagne M. Kaulbach soit un maître vénéré et que Berlin ait fait quelques sacrifices pour l’enlever à Munich ; les peuples intelligens sont ceux qui savent attirer et retenir les grands artistes.


III

L’école française est décapitée, et cependant elle offre encore un groupe d’hommes et un ensemble d’œuvres qui lui assurent la supériorité sur les écoles des autres pays. En 1855, à l’exposition universelle, nous nous étions montrés avec un éclat qu’on n’a point oublié et qui avait dû singulièrement frapper les autres nations, car c’est surtout de ce moment que les peintres étrangers sont venus étudier, dans nos ateliers et prendre leur part de nos enseignemens et de nos récompenses. Depuis ce temps, la mort a été cruelle pour nous, elle a frappé sans relâche, abattant les meilleurs, tuant les généraux les uns après les autres, creusant des vides qui n’ont point été comblés et laissant notre armée d’artistes sans, chefs, sans discipline. Tous ceux dont nous étions justement fiers, tous ceux qui, à des intervalles différens, avaient, franchi les degrés de la maîtrise, ceux qui donnaient à notre pays une gloire sans pareille en Europe et que nous montrions avec orgueil au monde entier pour lui prouver que la France ne dégénérait pas, sont tombés depuis douze ans et ont, je le crains bien, emporté leur secret avec eux. Ingres a été rejoindre Flandrin, son élève chéri ;