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Lors de la guerre de l’indépendance en Grèce, il commença par s’y intéresser beaucoup, et manifesta une joie très vive quand il apprit que les Grecs étaient maîtres de la Morée ; puis peu à peu il retomba dans son indifférence. Souvent silencieux, le regard tourné en dedans, on eût dit qu’il suivait quelque rêve intérieur ; il laissait échapper, comme en se parlant à lui-même, des mots toujours magnifiques, qui exprimaient des idées sans lien, brillantes et vagues comme des nébuleuses. Il se rappelait ses amis les plus illustres, Schiller, Heinse, Schelling, et un jour que le nom de Hegel était prononcé devant lui, il dit qu’il l’avait beaucoup connu, et on l’entendit murmurer longtemps entre ses dents des paroles où revint plus d’une fois le mot d’absolu. Le 29 mars 1843, anniversaire de sa naissance, L. Uhland lui envoya un bouquet, attention dont il parut, selon son expression, fou de joie.

Il serait bien inutile assurément de chercher une cause singulière à la folie de Hœlderlin. Combien en est-il parmi ces poètes, surtout en Allemagne et en Angleterre, combien en pourrait-on nommer de ces intelligences qui se sont ainsi consumées en un moment dans leur propre flamme ! Il suffit de dire que la nature l’avait formé de cette molle argile qu’elle semble réserver pour ses essences les plus précieuses, qu’elle en avait fait une de ces exquises et frêles organisations que tout ébranle à l’excès, le bien comme le mal. Ses malheurs ne sont point d’une espèce bien extraordinaire ni qui dépasse les forces humaines ; et les compensations ne lui ont pas manqué. Ce qu’il faut cependant remarquer, c’est que le plus réel de ses malheurs fut peut-être celui qu’il s’était forgé lui-même, et qui peut paraître le plus inconcevable. Tourmenté d’un vague besoin d’héroïsme et condamné à vivre dans un temps de servitude et d’inaction, il s’était attaché au rêve, d’une république idéale, dont il salua l’ombre avec ardeur quand elle lui apparut en France, et qu’il alla chercher ensuite dans la Grèce ancienne. Là seulement, sur cette terre sacrée où il voit s’épanouir entrelacés le beau et le divin, il trouve de quoi satisfaire ses besoins philosophiques, ses aspirations morales, son amour de l’art. Au lieu d’une admiration mesurée, il s’abandonne à des regrets maladifs qui le désenchantent du monde actuel et lui en dérobent les ressources. Il y a en lui comme le sentiment d’une énergie captive, que l’obstacle invisible surexcite jusqu’au délire, qui rugit et tournoie dans sa cage jusqu’à ce qu’elle la brise. De là dans sa vie ce long malaise qui troubla par degrés l’équilibre de ses facultés, et dont la folie ne fut que le dernier terme.