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lacédémonienne près d’expirer. Il continue son grand drame d’Empédocle, il compose nombre de poésies, ses plus belles assurément, où, s’efforçant d’une aile infatigable à monter toujours plus haut, il ne s’arrête que lorsqu’il touche aux confins du vertige. Il médite le projet de fonder un recueil périodique qui se serait appelé Hébé ou bien encore le Banquet ; tout témoigne du parti-pris de se réfugier, de s’enfermer à jamais dans la Grèce antique comme dans un monde de beauté, de liberté, d’activité héroïque et féconde, devant lequel tout le présent pâlit. Déjà pourtant les ravages du mal étaient visibles sur ses traits vieillis avant l’âge. Il courait de projet en projet, de lieu en lieu, sans se fixer nulle part, avec l’agitation d’une âme acharnée à se fuir elle-même. Il accompagne au congrès de Rastadt son ami le plus dévoué, Sinclair, un homme distingué qui était à la fois soldat, diplomate, poète, et dont la mort étrange fut plus tard un des incidens du congrès de Vienne. Il s’établit pendant quelques mois en Suisse, où on lui avait procuré une position ; il revient bientôt dans sa ville natale, et au bout de peu de temps il accepte de nouveau la place de précepteur chez le consul de Hambourg à Bordeaux.

Ce fut sa dernière tentative pour se rattacher à la vie. En se rendant à Bordeaux, il s’était arrêté à Paris, où la collection des antiques l’avait rempli d’enthousiasme ; le spectacle de la vie méridionale, qui lui offrait une lointaine image de la vie grecque, la clémence d’un ciel plus doux que le ciel natal, l’avaient d’abord charmé. On pouvait le croire heureux, quand ses lettres à sa famille et à ses amis cessèrent tout à coup. Plusieurs mois s’étaient écoulés sans qu’on eût de lui aucune nouvelle, lorsqu’un jour d’été il apparut chez sa mère à l’improviste, la tête nue, couvert de haillons, les yeux hagards et les cheveux en désordre, dans un état d’exaltation indescriptible. Que s’était-il passé ? On ne l’a jamais su, car dans les rapides intervalles de raison qui lui revinrent de loin en loin il garda toujours un profond silence sur deux choses, son séjour à Francfort et son voyage en France. On parvint seulement à savoir qu’il était parti de Bordeaux sans rien dire, et qu’il avait traversé la France, presque d’un bout à l’autre en quelques jours, seul, sans argent, au milieu des chaleurs du mois de juillet. Il semble avoir été dépouillé en route. Il avait passé par Stuttgart, s’était présenté à la porte de son ami Matthisson, avait prononcé un seul mot : « Hœlderlin, » puis avait aussitôt disparu. Diotime était morte au mois de juin, victime, comme l’héroïne de Rousseau, de son dévouement maternel. Cette nouvelle était-elle parvenue à Hœlderlin et avait-elle achevé la ruine d’une intelligence déjà ébranlée ?

Il eut dans le commencement des retours de raison assez fré-