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sur les réparations ; c’était le moins qu’il remît à neuf sa nouvelle seigneurie. Par ses soins, le vieux château, rappelé à la vie, retrouva une jeunesse et une fraîcheur nouvelles. D’ailleurs, à défaut de M. Dupin, Mme Dupin était là, et Chenonceau pouvait compter sur elle. C’était une femme d’esprit et de goût, un peu bas-bleu comme son époque, mais trop distinguée d’intelligence et de sentimens pour ne pas apprécier son château à sa juste valeur. Et puis, ne l’eût-elle pas aimé pour son propre compte, elle eût toujours voulu qu’il fût digne des hôtes brillans qu’elle y attirait, car elle voyait haute compagnie : sans parler des écrivains et des philosophes comme Fontenelle, Buffon, Voltaire, qui étaient de ses cercles et de ses dîners, « on ne voyait chez elle que ducs, ambassadeurs, cordons bleus. La princesse de Rohan, la comtesse de Forcalquier, Mme de Mirepoix, Mme de Brignole, milady Hervey, pouvaient passer pour ses amies. » Voilà des noms bien résonnans. Chenonceau recevait toutes ces nobles visites, mais n’en était pas ébloui.

Sur le chapitre des grandeurs, on peut dire qu’il était blasé : tous les comtes et tous les marquis du monde n’ajoutaient rien à sa gloire. Nous ne voyons qu’un visiteur dont la présence fût pour lui une vraie nouveauté : c’était un simple barbouilleur de papier aux gages des Dupin, philosophant pour monsieur, qui se mêlait de réfuter Montesquieu, pillant les auteurs pour madame, qui méditait de célébrer le mérite des femmes, et préparant des expériences de chimie pour le fils, qui voulait s’illustrer dans les sciences. Cet homme, obscur alors et perdu dans la foule brillante qui entourait Mme Dupin, n’était rien moins que Jean-Jacques Rousseau. Piquante hospitalité pour ces vieilles murailles ! l’illustre figure plébéienne contraste plaisamment avec tous ces aristocratiques visages que Chenonceau comptait déjà dans sa galerie de personnages célèbres. Jean-Jacques nous a parlé lui-même de son séjour en ce beau lieu. « En 1747, nous allâmes passer l’automne en Touraine, dans le château de Chenonceau, maison royale sur le Cher, bâtie par Henri II pour Diane de Poitiers (Rousseau n’était pas tenu de connaître à fond l’histoire de Chenonceau), et maintenant possédée par M. Dupin, fermier-général. On s’amusa beaucoup dans ce bon lieu ; on y faisait très bonne chère, j’y devins gras comme un moine. On y fit beaucoup de musique ; j’y composai plusieurs trios à chanter d’une assez forte harmonie. On y joua la comédie. J’y en fis, en quinze jours, une en trois actes, intitulée l’Engagement téméraire, qui n’a d’autre mérite que beaucoup de gaîté. J’y composai d’autres petits ouvrages, entre autres une pièce en vers intitulée l’Allée de Sylvie, du nom d’une allée du parc qui bordait le Cher, et tout cela se fit sans discontinuer mon travail sur la chimie et celui que je faisais auprès de Mme Dupin. »