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doubles croches enveloppent comme d’une poussière sonore le lent mouvement des masses harmonieuses, la flûte jette un soupir timide au milieu des cris déchirans du cuivre, mille voix humbles, lugubres, rustiques, sourdes, plaintives, moqueuses, accompagnent un chant qui tantôt s’enfle et tantôt s’évanouit ; mais rien n’est perdu pour l’oreille. L’œil n’aperçoit pas plus clairement les couleurs et les contours d’un tableau.

L’oreille est si habituée à recueillir des sons et des bruits, qu’un silence absolu lui cause je ne sais quelle peine étrange. On éprouve ce mal sans nom sur les très hautes montagnes, quand par hasard il n’y règne aucun vent et qu’on a dépassé la dernière zone de la végétation. Plus aucun de ces mille petits bruits qui troublent encore la solitude des forêts : une branche qui craque, un insecte qui vole, une feuille qui tombe ou qui remue, l’eau qui partout s’écoule, suinte, descend les petits barrages des mousses, des pierres, des racines. Tout est immobile, glacé, muet. L’oreille est si peu habituée à l’inertie absolue, qu’à défaut de bruits objectifs elle se crée des bruits subjectifs. L’ouïe est de tous les sens celui qui le plus facilement a des hallucinations. La solitude a ses voix comme elle a ses visions.

L’admirable délicatesse de l’organe auditif se révèle à la facilité avec laquelle, sans les voir, nous pouvons, au son de leur voix, reconnaître les personnes. L’oreille fait des distinctions que ne peuvent enseigner les grammaires : celles-ci froidement dissèquent les sons, ne comptent qu’un tout petit nombre de voyelles, mais en chacun de ces sons génériques elle discerne une foule de nuances, d’espèces. À des intonations particulières, nous devinons le sexe et l’âge et la nationalité. Cette sensibilité peut atteindre une intensité presque maladive. Telle page que vous lirez les yeux secs, sans aucune émotion, arrachera des larmes à une personne nerveuse, dans la bouche d’un bon acteur. L’émotion de la voix humaine a sur la plupart de nous une contagion irrésistible ; l’éloquence, qui sera toujours le plus sûr moyen d’entraîner les hommes, renferme, il faut l’avouer, une part tout à fait physique, matérielle, un je ne sais quoi qui touche notre fibre la plus humaine et l’ébranle avec une irrésistible puissance.

Notre espèce est assurément privilégiée, puisqu’elle jouit, en même temps que d’un instrument musical admirable, d’une étonnante richesse de perception ; que nous soyons actifs ou passifs, notre organisation musicale est également remarquable. Il faut avouer cependant que l’instrument passif est encore plus riche que l’instrument actif. Une bonne voix moyenne est enfermée entre deux octaves ou deux octaves et demie, et le chanteur le plus exercé peut