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ayant droit de justice basse et haute, droit « de punir les criminels, d’essoriller, de traisner, pendre, estrangler, décoller, noyer, brusler et forbannir par voyes de justice et de raison. » Le pauvre Bohier ne devait pas jouir du fruit de ses efforts. Au moment de construire ce château, objet constant de ses désirs, il dut quitter la France avec le nouveau roi, François Ier, et faire à sa suite toute cette glorieuse et funeste campagne d’Italie. Ce fut Catherine Bohier qui présida à la naissance de Chenonceau. Est-ce à elle que revient tout entier l’honneur de ce chef-d’œuvre ? Assurément non, un génie trop viril et une habileté trop consommée se décèlent dans cette construction singulière ; mais quel esprit audacieux la conçut et l’exécuta ? On l’ignore. Là les archives de Chenonceau sont muettes, et les conjectures seraient téméraires. Ce qu’on sait, c’est que Bohier ne put prendre part à l’exécution de son projet favori. Il courait l’Italie à la suite de François Ier, puis plus tard en 1522, après la défaite de la Bicoque, il succédait à Lautrec dans la charge de lieutenant-général du roi, puis enfin en 1524 il mourait au camp de Vigelli, dans le Milanais, loin de son pays, loin de ce château où il avait rêvé de vivre. Il ne lui fut même pas donné d’y mourir. Catherine Bohier suivit de près son mari dans la tombe : elle mourut au bout de deux années, le troisième jour de novembre 1526.


II

Cette double mort laissait Chenonceau inachevé. A la vérité, dès 1517, le bâtiment principal, ce qu’on peut appeler le corps du château, était entièrement construit ; mais, outre qu’il n’avait pas été habité, et qu’il n’y avait encore pour ainsi dire que les quatre murs, on peut affirmer que ce n’était là qu’une partie du projet de Bohier. Des lettres patentes de François Ier, à la date de cette même année 1517, nous apprennent que le nouveau châtelain avait sollicité et obtenu la licence de relier son château à la rive du Cher par un pont en manière d’aile, ainsi que le firent plus tard Diane de Poitiers et Philibert Delorme. Bohier avait sans doute espéré en mourant que ses fils continueraient et achèveraient son œuvre ; mais les héritiers du général de Normandie devaient avoir bien d’autres affaires, et il n’était pas réservé à Chenonceau de s’endormir au sein d’une si paisible destinée.

Durant toute son administration financière, Thomas Bohier avait joui de la tranquillité la plus complète. Il avait à son gré manié les deniers publics, et, sans accuser témérairement sa probité, il est permis de dire que plus d’une fois l’argent du trésor, au moins à titre d’emprunt, lui servit à payer ses prodigalités. On sait ce