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Thomas Bohier, à l’exemple de tous les siens, à l’exemple des Briçonnet, des Berthelot, des Semblançay, songeait donc à se bâtir quelque demeure qui satisfît également ses goûts et son orgueil. C’était à Chenonceau qu’il voulait planter sa nouvelle seigneurie, sous ce riant climat, dans ce « fertile et plaisant pays, » ainsi que l’appelait Louis XI lui-même, si peu sensible qu’il fût aux charmes de la nature. La ruine des Marques vint favoriser ses projets. Certes Thomas Bohier était bien riche et bien puissant ; mais, s’il n’avait eu pour alliés que le désordre et la détresse de ceux dont il convoitait le domaine, jamais il n’aurait vaincu l’attachement alors si profond du noble à sa terre, du châtelain à sa seigneurie. Tout ruinés, tout endettés qu’étaient les Marques, ils résistèrent longtemps. Il fallut que Bohier fît acheter sous main par son oncle Semblançay les créances et les rentes constituées sur Chenonceau afin de contraindre au déguerpissement ces débiteurs insolvables, et lorsque les Marques, ainsi pressés et poussés à bout, durent abandonner leur fief à Bohier, ce ne fut qu’en se réservant la faculté de rachat, et en gardant à ferme cette terre qu’ils avaient occupée en maîtres. Ceci se passait en 1496. Dès le premier trimestre, Pierre Marques fut hors d’état de payer son fermage, mais jusqu’en cette extrémité il sut résister trois années encore. Il fallut jugement sur jugement, arrêt sur arrêt pour le forcer à déloger. Enfin, en 1499, Bohier se crut propriétaire ; il comptait sans l’esprit de famille. A peine entré en possession, sa conquête lui fut arrachée : il dut se retirer devant le droit de retrait lignager et, indemnisé de ses frais et loyaux coûts, céder la place à la nièce de Pierre Marques, Catherine, femme de François Fumée.

Heureusement pour Bohier, Catherine Marques ressemblait à son oncle autant par le désordre et la gêne que par l’amour de la famille. Bohier attendit patiemment que la ruine des Fumée s’achevât, et lui livrât une seconde fois ce Chenonceau tant désiré : il attendit jusqu’en 1512, treize années entières ! Enfin Chenonceau fut saisi et mis aux enchères ; là encore il faillit échapper à Bohier. Peu s’en fallut qu’un enchérisseur obstiné, Aymar de Prie, ne demeurât définitivement possesseur ; mais la victoire resta au financier, au prix de 12,500 livres. Cette fois Bohier était au bout de ses peines, et pouvait jouir de son triomphe. Il l’avait bien gagné. Au milieu de toutes ces luttes, il avait acheté aux alentours de Chenonceau bon nombre de morceaux de terre et de petits fiefs. Il ne s’agissait plus que de réunir tous ces membres épars en une seule seigneurie. Bohier était puissant en cour, on avait besoin de lui, il obtint aisément du roi que Chenonceau fût érigé en châtellenie, Il en coûta au roi un trait de plume, à Bohier vingt-cinq livres de redevance annuelle, et le financier fut transformé en seigneur