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métaphysiques. « Dis-moi qui tu hantes, et je te dirai qui tu lis. » Il est possible que certains spectacles trop en renom conseillent à leur public Faublas et les ouvrages de ce genre ; mais ce dont on peut répondre, c’est que tout homme digne de goûter ces séances où M. Joachim interprète un des derniers quatuors de Beethoven, s’il ouvre un livre en rentrant chez lui, prendra les dialogues de Platon, Tacite peut-être, qui, mettant à profit la gravité de l’heure présente, l’entretiendra des sévères leçons de l’histoire.

La première fois que cette bonne fortune nous échut d’entendre M. Joachim, c’était à la cour de Hanovre, dans le salon de ce roi galant homme et musicien parfait qui devait quelques années plus tard disputer et perdre avec tant de chevalerie sur le champ de bataille de Langensaltza une couronne, hélas ! si tristement marchandée aux circonstances par les autres princes d’Allemagne, ses bons frères. George V, roi de Hanovre, fut le bienfaiteur de l’éminent violoniste, presque son ami, car cette majesté de droit divin avait le cœur très près de l’intelligence, et M. Joachim ne saurait avoir oublié ces aimables matinées de Herrenhausen, où parfois une composition de l’illustre maître de la maison venait, sans trop le déparer, se mêler au programme. Aujourd’hui qu’à Paris les monarques nous arrivent de tous les coins de l’Europe et du monde, il nous plaît d’opposer à la gaîté de tant de rois qui s’amusent la clémente et mélancolique physionomie d’un prince ami des arts, désormais dans l’exil, qui ne rend de visites à personne, et dont, à l’exception de quelques gens de cœur et de talent, personne ne se souvient. On raconte que sous le premier empire l’acteur Brunet fut mis en prison pour s’être permis en scène un assez pitoyable quolibet. À cette époque, les rois, comme à l’heure où nous sommes, emplissaient la ville de leur présence. « Eh quoi ! s’écria le Jocrisse des Variétés refusant un flambeau qu’on lui offrait, encore de la chandelle lorsqu’il y a à Paris tant de sires ! » Si pauvre que fut le jeu de mots, la police du temps ne le laissa point passer ; mieux eût valu sans aucun doute n’y pas prendre garde et dire comme Hamlet, en haussant les épaules : « Que lui font à cet histrion les plaintes d’Hécube et les malheurs d’Agamemnon ? » Hamlet se trompe ; depuis deux mille ans, ce sont au contraire ces malheurs-là qui émeuvent et passionnent la foule ; les idées générales n’ont rien de pathétique. A côté du fait politique et social dont vit l’histoire, il y a le fait privé, les mémoires, l’anecdote, qui nous touchent en dépit de toutes les démonstrations de notre être raisonnant et critique. À ce point de vue du romanesque des événemens, quel plus lamentable épisode que celui du roi George de Hanovre, le seul peut-être de tous les princes de la confédération qui ait fait son devoir devant les balles ! Et celui-là pourtant est un aveugle ; issu d’une race où la faiblesse de vue et les cécités précoces se transmettent par héritage, à vingt ans il n’avait déjà plus qu’un œil de sain, un accident le lui fit perdre. Il jouait avec une