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l’exécution, une carrière fort honorable, et c’est pour déranger le moins possible cette exécution, sans laquelle l’ouvrage n’aurait pu se maintenir, que diverses combinaisons nouvelles ont eu lieu. Il importait en effet qu’à tout prix l’Africaine reparût sur l’affiche. Mlle Battu a donc joué le rôle de Selika et a parfaitement réussi à sa manière dans une création plus de cent fois chantée tout d’une haleine par Mme Marie Sass. Rien n’est utile et bon au théâtre comme ces mouvemens de distribution. Autant un chef-d’œuvre souffre d’être livré aux doublures, autant il profite des essais de ce genre et s’y renouvelle. Tel passage ignoré jusque-là éclate tout à coup en pleine lumière, d’autres qui semblent s’effacer momentanément n’en auront que plus de valeur lorsqu’ils nous seront rendus par une cantatrice que l’émulation aiguillonne, et qui désormais comprendra mieux qu’un rôle comme celui de Selika, n’étant la propriété absolue de personne, veut être conquis chaque soir par des efforts réitérés de zèle et de talent. Mlle Battu a ce rare mérite d’apporter dans tout ce qu’elle tente beaucoup de soin, de sérieux et d’intelligence. Son étude de l’Alceste de Gluck n’est certes point d’une actrice ordinaire. Trop longtemps reléguée dans l’emploi des princesses malencontreuses, on sent qu’elle a hâte d’abdiquer ses grandeurs et de laisser à Mlle Hamackers ou à toute autre l’éclat du rang suprême, pour satisfaire des impatiences que justifient l’ampleur et l’étendue de sa voix, la chaleur de son âme et la plastique beauté de sa personne. Je ne sais si Mlle Battu a vu la Lucca dans ce rôle, toujours est-il qu’elle rappelle singulièrement la cantatrice berlinoise. Même distinction dans l’asservissement, même abandon contenu, même dignité souvent un peu froide dans le pathétique ; on dirait une Bérénice. Il se peut que Mme Sass, avec sa voix chaude et tout en dehors, son naturel impétueux, soit mieux dans les courans du rôle. Personne à coup sûr n’a dit et ne dira comme elle au deuxième acte : Ah ! si la mer m’eût engloutie ! — rugissement de lionne en plein silence, cri sauvage et sublime de la passion qui jaillit en traits de flamme du milieu des soupirs nostalgiques et des molles et suaves langueurs d’une berceuse ; mais il faut, pour que l’effet soit produit, que Marie Sass y mette toute son âme et toute sa voix, et même ce quelque chose d’abrupt qui dans la circonstance est un surcroît de force. Or depuis bien des représentations elle n’y songeait plus ; ce grand rôle à la longue la fatiguait, l’ennuyait, l’accablait. Elle en avait assez, elle en avait trop ! Aujourd’hui qu’une autre a prouvé qu’au théâtre ainsi qu’ailleurs il n’y a point de royauté indispensable, et qu’elle-même, en chantant de la musique médiocre, a compris quel honneur c’était pour une cantatrice qu’un rôle tel que l’Africaine, elle y rentre comme une véritable reine dans son palais après les jours de servitude, et tout le monde en somme aura profité de l’aventure, — Mlle Battu en prêtant à certaines scènes de l’ouvrage, au cinquième acte surtout, le charme très particulier de son talent, Marie Sass en retrouvant par l’émulation l’ardeur trop oubliée des premiers soirs,