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uniforme. Et non-seulement le produit mécanique est supérieur et à bon marché, mais on l’obtient à jour fixé et en raison des besoins, condition incompatible avec le travail à bras, dont l’une des plaies est l’incertitude dans les livraisons. Enfin, avec le métier à vapeur, la matière reste sous les yeux du maître ; aucun brin ne s’en détourne, et ainsi s’éteignent ces querelles sur le rendement, inséparables d’une confection lointaine et qui entretiennent de sourdes animosités dans l’esprit de l’ouvrier. Voilà bien des motifs pour que les campagnes désarment, et elles persistent néanmoins avec une énergie désespérée : c’est comme un flot qui monte ; ces héroïques ouvriers l’attendent sur place avec la certitude qu’ils seront submergés. Tant que la lutte est possible, ils la soutiennent en réduisant le prix de leurs services jusqu’à les rendre à peu près gratuits ; ils ne se désistent que quand la besogne leur manque. Que deviennent-ils alors ? Il est aisé de s’en rendre compte. Ceux d’entre ces hommes que l’âge, les devoirs, les souvenirs, rattachent à la vie des champs y demeurent et y achèvent leur laborieux pèlerinage ; fendus aux travaux de la terre, le métier à tisser n’est plus pour eux que le compagnon des anciens jours. Un petit nombre cherche à exercer quelque profession locale. Les plus jeunes, moins enchaînés, plus avides de voir, émigrent vers les villes, dont ils adoptent promptement les goûts et subissent les séductions. C’est dans ces générations que les ateliers communs se recrutent. Les sujets qu’elles fournissent ont moins de répugnance pour les nouveautés, plus d’aptitude à s’y prêter ; ils éprouvent même jusqu’à un certain point le plaisir secret d’être supérieurs à leurs pères. Ainsi a lieu un autre classement, commandé par la nécessité, et dans lequel les existences matérielles ont éprouvé un moins rude échec que les habitudes morales.

On peut voir dans les galeries du Champ de Mars que le génie mécanique ne se laissera pas détourner de ses empiétemens, et qu’il poursuivra le travail à la main dans les dernières positions qu’il occupe. Son arme de combat est aussi simple qu’énergique ; elle consiste à faire mieux, plus vite et à meilleur marché. Un détail suffira pour donner la mesure des conquêtes réalisées. Dans les machines à tisser, la vitesse n’a été accélérée que graduellement. Au début, on s’estimait heureux quand un métier parvenait à battre quatre-vingts coups par minute, c’est-à-dire quand la navette passait autant de fois entre les fils assujettis. On ne faisait guère ainsi que des calicots communs, et non sans temps d’arrêt. Peu à peu et d’année en année, cette vitesse initiale a été portée jusqu’à cent, cent vingt, cent quarante, cent quatre-vingts coups à la minute, avec des temps d’arrêt moins, fréquens et moins