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qui forment les dix-neuf vingtièmes de la population, mais qui ne comptent absolument pour rien dans le gouvernement, — ne sont considérés que comme une masse taillable et exploitable, ne vivent que sous le coup d’avanies incessantes et la terreur d’avanies à venir, ne voient de remèdes à leurs maux que dans l’invasion étrangère et dans la domination d’un peuple que leur foi leur ordonne de haïr : — voilà l’ordre social que défendent sans s’en douter les avocats convaincus des nationalités asiatiques. Certes le principe des nationalités est excellent ; mais, pour qu’il y ait une nationalité, il semble qu’il faut d’abord qu’il y ait une nation, et il y aurait certainement un peu d’ingénuité à chercher vers les sources de l’Oxus quelque chose d’analogue à ce que nous entendons par ce mot. Il n’y a pas, à proprement parler, de nation en Asie, si on en excepte la Chine et surtout le Japon ; partant il n’y a pas d’intérêts nationaux, et si nous voulons nous élever au-dessus des questions purement matérielles, nous n’aurons à nous préoccuper en fin de compte que d’un intérêt supérieur à tous les autres, l’intérêt de l’humanité. La question ainsi simplifiée, je crois avoir montré par les faits que la chute de toutes ces petites souverainetés oppressives ne froisserait que des intérêts fort peu respectables, et que la conquête russe serait pour les populations laborieuses (celles en somme qui nous sont sympathiques au premier chef) un aussi grand bienfait que la suppression des diverses principautés de l’Inde l’a été pour l’immense majorité du peuple indien ; mais ce n’est là qu’une face de la question. Beaucoup de bons esprits qui s’inquiètent peu de ce que deviendront les descendans de Timour, s’alarment de préférence de ces annexions, qui semblent ajouter à la puissance déjà excessive de la Russie et aux ressources qu’elle peut trouver pour une agression soit contre l’Europe soit contre l’Inde anglaise, dont elle s’approche à grands pas. C’est là une question grave, qui demande des développemens historiques et géographiques étendus, en un mot une étude spéciale.


GUILLAUME LEJEAN.