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un fait des plus désastreux pour la cause de l’émir : une insurrection a éclaté pour la seconde fois à Chehr-i-Sebz, ville de vingt-cinq mille âmes située à six journées au sud de Samarkande, et les habitans, suivant l’exemple de ceux de Tachkend, ont envoyé des députés au général russe pour demander l’annexion de leur ville et de la province à l’empire du tsar. Chebr-i-Sebz est une ville historiquement plus importante que Bokhara : patrie du fameux Timour, elle a été pendant quelques années la capitale du Centre-Asie ; elle s’en souvient toujours, se résigne difficilement à la suzeraineté de Bokhara la sainte, et il n’y a rien d’étonnant qu’elle ait profité des difficultés qui assiègent l’émir pour concourir au démembrement de la principauté. La province qui se donne si inopinément au tsar est une longue vallée d’une surface égale à celle de quatre de nos départemens. Elle est fertile, bien arrosée, se développe entre deux chaînes de montagnes qui lui font une défense naturelle, et elle compte au moins deux cent mille habitans, presque tous agriculteurs. Que fera maintenant la Russie de ce don volontaire ? Si elle l’accepte, elle est obligée de prendre, au moins Samarkande et la moitié de la Boukharie pour assurer ses communications avec ce poste avancé, d’où elle atteindrait en quelque marches les bords de l’Oxus, qui sont, dit-on, le point de mire de sa patiente ambition. Ce serait par suite le coup de grâce pour le gouvernement de Mozaffer. Discrédité par ses revers, furieux et impuissant, réduit pour toute souveraineté à deux villes, Bokhara et Karchi, à la merci d’énergumènes qui le dénonceraient comme l’artisan des malheurs publics pour empêcher le peuple de leur en demander compte à eux-mêmes, Mozaffer dissimulerait encore quelques années et finirait par quelque folle tentative qui n’aurait d’autre résultat que d’amener le gouvernement du tsar à mettre fin par un simple ukase à l’autonomie de la Boukharie.

Le lecteur qui m’a suivi avec quelque attention dans le cours de cette étude peut se faire une idée du spectacle que présentant les petits états du Turkestan en 1867. La situation de la Boukharie résume assez bien celle des divers khanats voisins que les événemens politiques n’ont pas amenés aussi directement sous nos yeux. Des princes abrutis par une éducation grossière, affolés par le pouvoir absolu, instrumens passifs, ineptes et brutaux de quelques sociétés de derviches vagabonds et déguenillés qui n’ont d’autre profession sociale qu’une dévotion épileptique, et d’autant plus ardens à hurler la guerre sainte qu’ils n’ont rien à y risquer, une soldatesque mal armée, mal payée et mal nourrie, que la maraude indemnise de ses privations, enfin, pour nourrir tant de parasites avides et malfaisant, la classe laborieuse, — paysans, marchands, —