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reste seul le refuge inviolé de la foi orthodoxe : à chaque coup reçu du dehors a répondu au dedans un redoublement de ferveur et de fanatisme.

Le père de l’émir actuel, Nasr-Allah (l’aigle de Dieu), sorte de Louis XI doublé d’Héliogabale, paraît avoir le premier inauguré à Bokhara ce système d’ascétisme gouvernemental Qui est aujourd’hui à son apogée. Ce fut pour lui une machine de guerre, rien de plus, car il n’avait nullement les vertus d’un apôtre. Il avait eu à compter avec l’esprit égoïste et turbulent de l’aristocratie locale des Sipahis ou Spahis ; il calcula judicieusement que le meilleur moyen de les détruire était de les dénoncer comme des musulmans tièdes, et de lancer sur eux la canaille ignorante et brutale des rues de Bokhara, convenablement préparée par quelques centaines de derviches et d’ulémas dont il disposait. La chose réussit à merveille : les Sipahis furent exterminés, et à leur place s’éleva un despotisme violent et rapace, qui, ayant commencé à gouverner par l’hypocrisie, dut continuer dans cette voie pour ne pas être débordé par le premier fanatique venu. La ville et la principauté entière furent pendant le long règne de Nasr-Allah une sorte de couvent régi par un terrorisme bigot dont je ne connais pas d’autre exemple contemporain. La moindre contravention au Koran, soit comme pratique extérieure, soit comme morale, était punie de mort. Le grand metteur en œuvre de ce terrorisme ne se piquait pas de logique, car il avait dans son ark (palais) un monstrueux sérail d’une centaine de jeunes garçons pris dans les meilleures familles de Bokhara, et dont la honteuse servitude n’avait d’autre terme que la passion satisfaite du despote.

Ce sauvage est mort il y a plusieurs années, et son fils, l’ardent Mozaffer-Khan, paraît mériter par sa moralité personnelle la popularité dont il jouit à Bokhara. Malheureusement c’est un fanatique sincère et convaincu, et il a trouvé bon de maintenir par ferveur le régime que son père avait inauguré dans un intérêt fort étranger au ciel. Toute la principauté est courbée sous un despotisme d’inquisition qui laisse bien loin derrière lui les souvenirs tragiques de la Sainte-Hermandad espagnole. Les rues et les bazars fourmillent d’espions ; chaque maison, pour ainsi dire, a le sien. Un brave bourgeois qui, au milieu de sa famille, prononcerait le nom de l’émir sans ajouter la formule consacrée : « que Dieu lui donne cent vingt ans ! » risquerait de se faire une mauvaise affaire. Un regard jeté dans la rue sur une femme voilée qui passe peut être puni de mort : le mehter ou second ministre à subi le dernier supplice pour expier un crime de ce genre. Le commandant en chef de l’armée, Charotik-Khan, prince de la famille régnante de