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un temps d’arrêt dans la conquête du Touran ? Je ne vois dans tout ce qui fut fait de ce côté jusque vers 1850 rien qui semble indiquer de la part du tsar Nicolas l’intention d’avancer plus avant vers le sud. Les armées russes étaient bien arrivées jusqu’à un assez beau fleuve, le Syr, et jusqu’à une mer intérieure, qui est l’Aral ; mais c’étaient là deux conquêtes qui ne semblaient point promettre : alors ce qu’elles ont tenu depuis. Le Syr, plein de bas-fonds, très sinueux, est d’une navigation difficile ; quant à la mer d’Aral, elle était cernée de tous côtés de déserts de sable rougeâtre (le kizilkoum) et n’offrait aucune base à un établissement sérieux. Même les plaines jadis si fertiles d’Ourghend, qui la limitaient au sud, étaient devenues, sous le gouvernement barbare des Ouzbegs de Khiva, un désert presque aussi désolé que le reste du pays. Créer une flottille dans l’Aral, c’était une entreprise coûteuse, car on ne pouvait la construire dans le pays même, et il fallait tout transporter pièce à pièce, à dos de chameau, à travers trois cents lieues de désert. Il est donc probable que les choses fussent restées dans un statu quo indéfini, si les princes turcomans, entraînés par une loi fatale de leur imprévoyante et incorrigible barbarie, n’avaient par d’ineptes agressions attiré l’orage qui semblait hésiter à fondre sur leurs têtes.

Je ne me dissimule pas que cette manière de poser la question heurtera en France beaucoup d’idées reçues et un certain courant d’opinion entretenu par des publicistes sincères, mais peut-être dépourvus d’informations complètes. Pour me faire bien comprendre, il importe de présenter un court tableau de ce monde barbare, menacé et déjà à demi absorbé par la Russie ; alors on pourra juger si c’est là un ordre de choses dont la disparition doive laisser des regrets bien vifs, ou susciter un blâme bien sévère contre la puissance qui l’aura renversé ou largement modifié.

Deux grandes races, d’aptitudes, d’énergie et de destinées fort diverses, se partagent aujourd’hui, comme il y a plus de quatre-mille ans, l’Asie centrale : ce sont les Iraniens et les Touraniens, ou pour employer des noms plus familiers au lecteur et d’apparence moins pédantesque, les Persans et les Tartares. Dans ces hautes régions, berceau de la race humaine, la question a été de tout temps posée entre l’agriculteur sédentaire et civilisé d’une part, le nomade pillard et anarchique de l’autre. Depuis que les études ethnographiques ont aidé à résoudre tant de problèmes historiques, chacun sait que les Iraniens et les Hindous sont les branches aînées de cette race aryenne à laquelle appartiennent presque tous les peuples européens. Le groupe iranien ne comprend pas seulement les habitans de la Perse moderne ; bien que ceux-ci ne connaissent