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habilement choisies ; dans les tableaux plus grands, ces qualités, qui sont précieuses, semblent s’amoindrir, se disperser et perdre de leur charme. M. Eugène Fromentin a la grâce, c’est un don à n’en pas vouloir d’autre, et peut-être risquerait-il de s’égarer encore, s’il cherchait la vigueur.

Du Sahara en Égypte, il n’y a pas très loin, et nous irons avec M. Gérôme, qui, dans le Marché d’esclaves et dans le Marchand d’habits, nous montre deux bons souvenirs rapportés du Caire. Quand M. Gérôme se mêle d’être précis, il l’est plus que personne ; mais pour cela il faut qu’il ait vu, il imagine mal et se rappelle très bien. Il a saisi au passage avec un grand bonheur les différens types de l’Orient. L’Arabe, le Skipétar, le Turc, le Barabras, le Syrien, se reconnaissent au premier coup d’œil, et dans l’expression ethnographique de ses personnages il reste toujours vrai, à moins qu’il ne s’essaie à quelque plaisanterie, comme il l’a fait l’an dernier pour les têtes amassées à la porte de la mosquée d’Haçanin. À ce point de vue, les deux tableaux qu’il a envoyés au Salon de cette année sont tout à fait sérieux. Le Marché d’esclaves est une scène prise sur le fait. Les djellabs, lorsqu’ils reviennent de leurs longs et pénibles voyages sur le Haut-Nil, installent leur marchandise humaine dans ces grands okels qui s’étendent au Caire du côté de la mosquée ruinée du kalife Haakem ; c’est là qu’on va pour acheter une esclave, comme ici on va à la halle pour acheter un turbot. Assises sur des nattes, à l’ombre des galeries, les négresses nues, à peine protégées par une loque graisseuse, attendent les acheteurs en dormant ou en faisant les mille petites tresses qui composent leur coiffure. Les femmes d’un prix plus, élevé, celles du plateau de Gondar et du pays de Choa, sont enfermées dans des chambres séparées, loin des yeux indiscrets. C’est une de ces femmes, une Abyssinienne que M. Gérôme a prise comme personnage principal de sa composition. Elle est nue et montrée par le djellab, qui à une bonne tête de brigand habitué à tous les rapts et à toutes les violences ; l’idée de l’âme éternelle n’a pas dû souvent tourmenter un pareil bandit. La pauvre fille est debout, soumise, humble, résignée avec une passivité fataliste que le peintre a très habilement rendue. Un homme l’examine, regarde ses dents comme on regarde celles d’un cheval, et apprécies la marchandise avec cet œil défiant qui est particulier aux Arabes. Deux ou trois personnages à beaux costumes, complètent ce groupe principal. Dans les fonds fermés, on aperçoit des esclaves disséminées ça et là. Le Marchand d’habits est un de ces vieillards comme il en existe beaucoup au Caire ; ils ont gardé les vieilles modes, refusent absolument d’endosser la tunique, de coiffer le tarbouch, restent fidèles à l’ancien