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commune et une vigueur de production vraiment extraordinaire. Il faut admirer l’artiste qui ne déserte aucun champ de bataille, lutte sans cesse, saisit toutes les armes qui sont à sa portée, et finit, à force d’énergie, de volonté, de persistance, par s’imposer victorieusement à l’attention du public. Cela n’est pas un mince mérite, et M. Carrier-Belleuse le possède à un degré supérieur. Malgré tous ses efforts, auxquels il convient de rendre justice sans réserve, il n’est pas encore parvenu à dégager complètement toute l’originalité qui est latente en lui, et l’on dirait que sa manière hésite, tâtonne, passe d’une réminiscence à une autre, et ne parvient pas à s’asseoir définitivement sur une base stable. J’ai peur que la trop grande facilité de M. Carrier-Belleuse n’y soit pour quelque chose. Il est sorti de l’atelier de David d’Angers, on ne s’en douterait guère à voir ses œuvres ; par ses bustes en terre cuite fouillés, détaillés, vivans, il a semblé se rapprocher des maîtres du XVIIIe siècle ; par son Angélique de l’an dernier, il avait paru se tourner vers le Bernin ; par son groupe exposé aujourd’hui sous le titre Entre deux Amours, on dirait qu’il penche vers les sculpteurs de la renaissance. Ce ne sont point là des reproches, car il faut savoir comprendre les attraits que subissent tyranniquement certaines natures bien douées et portées à l’admiration des belles choses. La personnalité n’arrive souvent à la libre et entière possession de soi-même qu’après avoir longtemps cherché une route que tout nouveau chef-d’œuvre entrevu semblait lui ouvrir. D’hésitations en hésitations, on parvient enfin au but rêvé, car chaque tentative a été une étude fortifiante, et l’artiste qui parfois a désespéré en passant, à son insu peut-être, d’un maître à un autre se réveille un beau matin maître lui-même ; la lumière s’est faite, et il peut diriger avec sûreté un talent mûri par des travaux qui ont fini par déterminer cette individualité à la poursuite de laquelle il s’était égaré. Est-ce là le cas de M. Carrier-Belleuse ? Je le croirais volontiers, et je l’en félicite : rien n’est plus honorable que ces longs et pénibles voyages de découverte ; on risque parfois de faire naufrage, mais quelle joie lorsqu’on jette enfin l’ancre dans le port espéré ! L’allégorie intitulée Entre deux Amours est assez nouvelle et ingénieuse. Une jeune mère tenant son enfant appuyé contre son sein est assise et écoute un Amour qui, juché sur le banc et dressé sur ses petites jambes, lui murmure à l’oreille des paroles qu’elle ferait mieux de ne pas entendre. Quel sera le vainqueur ? A voir le visage un peu trop expressif de la femme, on peut croire que ce ne sera pas l’enfant qui repose sur sa poitrine maternelle. C’est agréable et fin, un peu trop précieux d’intention peut-être, mais très bien conçu au point ; de vue de la statuaire, d’une excellente disposition générale et d’un ensemble habilement compris. Le ciseau a été partout d’une