Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 69.djvu/625

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

son hôte, tout en courant le cerf, causèrent ensemble un moment d’améliorations agricoles, du sort des paysans et de la fameuse « poule au pot. » Réflexion faite, je suis porté à croire que l’ami de Sully aurait pu dès lors, en matière d’économie rurale, en remontrer à Montaigne, qui nous confesse si ingénument en plus d’un endroit son ignorance sur ce point.

Cependant il n’est pas sans intérêt de se demander si ce grand prince, ayant sous la main un pareil homme et discourant avec lui des choses du temps, n’avait pas éprouvé quelque envie de l’attacher à son conseil. On a peine à se figurer Montaigne ministre d’Henri IV. Les affaires publiques n’étaient point son lot ; il en jugeait avec finesse à ses heures ; mais, pour s’en occuper avec suite, il était trop songeur et trop distrait. Sa pénétration même, qui lui faisait voir à la fois tous les côtés des choses, l’eût rendu indécis. Le présent d’ailleurs ne suffisait pas à son active curiosité, qui l’emportait tantôt dans le passé, tantôt dans l’avenir, où il entrevoyait des réformes impossibles de son vivant, à peine mûres deux siècles après sa mort. Au pied des tours du château, entre ces coteaux dont la vigne tapisse les flancs, nous allons rencontrer les héritiers directs des tenanciers de Michel Montaigne, les humbles métayers d’à présent, et leur état, analogue à celui des autres métayers du Périgord, va nous révéler quelques-uns des effets du système qui régit ici le travail agricole.

Il y a dans les Essais un passage qui revient assez naturellement à l’esprit aussitôt qu’on songe à s’enquérir, sur le sol périgourdin et dans le district qu’habitait Montaigne, de l’état et des besoins des familles agricoles. « Je louerois une âme à divers estages, qui sçache et se tendre et desmonter, qui soit bien partout où sa fortune la porte, qui puisse deviser avecques son voisin de son bastiment, de sa chasse et de sa querelle, entretenir avecques plaisir un charpentier et un jardinier. J’envie ceux qui sçavent s’apprivoiser au moindre de leur suitte, et dresser de l’entretien en leur propre train…. » Voilà bien l’idée première des communications à établir entre les hommes occupant les situations sociales les plus différentes, afin qu’ils puissent se connaître, s’apprécier et s’aimer. Point de fierté avec les petits, c’est-à-dire avec ses inférieurs, tel est le sens des leçons de Montaigne. De son temps, c’était beaucoup ; de nos jours, ce n’est point assez : le terrain s’est élargi, la nécessité qu’il signalait a pris un caractère plus général ; la méthode qu’il préconisait est passée du domaine des simples relations individuelles dans celui de la morale sociale. L’esprit de bienveillance réciproque doit se marier désormais avec l’esprit d’égalité et de justice. C’est le progrès général, c’est le bien moral et matériel de la communauté