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observait là, c’était lui-même. « C’est moy que je peinds, a-t-il dit… Je suis moy-mesme la matière de mon livre… je ne vise icy qu’à descouvrir moy-mesme… »

il n’est sans doute personne ayant lu les Essais qui n’ait éprouvé le désir de visiter l’asile où ces peintures ont été tracées. Nulle part la curiosité publique, qui s’attache d’ordinaire aux lieux qu’ont habités les personnages illustres, ne s’explique mieux qu’au sein de « ces douces retraites paternelles » consacrées par leur maître « à sa liberté, à sa tranquillité et à ses loisirs. » Son livre à la main, on peut y suivre sa vie et ses travaux, principalement dans la tour, dont il a dit : « Je suis sur l’entrée, et veois soubs moy mon jardin, ma bassecourt, ma court et dans la plupart des membres de ma maison. Là, je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un aultre, sans ordre et sans desseing, à pièces descousues… Je passe là et la plus part des jours de ma vie, et la plus part des heures du jour… C’est là mon siège… »

Avec des détails aussi précis, il ne faut pas un grand effort d’imagination pour se représenter, rêvant dans ce large fauteuil qu’on garde comme un débris de son mobilier, l’aimable philosophe qui, sans colère, sans récrimination contre le passé, contribua si efficacement à introduire la méthode de l’observation dans le domaine des sciences morales.

Montaigne possédait autour de son château une douzaine de métairies dont les noms subsistent encore. Cela composait tout son domaine. Il n’avait rien ajouté à son manoir, il n’en avait rien retranché, n’ayant point les goûts somptueux de son père, craignant, comme il le dit lui-même, « le soing et la dépense, » n’ambitionnant que « la réputation de n’avoir rien acquis non plus que rien dissipé. » La fameuse « gallerie de cent pas de long et douze de large » qu’il s’était promis de construire « comme promenoir » de chaque côté de la tour, resta toujours à l’état de projet. Une petite pointe de vanité dont il ne sut se défendre l’entraîna pourtant à faire sculpter çà et là sur les portes et façades son cordon de Saint-Michel. On sait en effet qu’il était depuis 1571 chevalier de cet ordre, car, bien que sa famille se fût enrichie dans le commerce, il comptait trois générations de noblesse, était seigneur de fief, et à ce titre, chose assez peu connue, vassal de l’église de Bordeaux. Cette circonstance n’empêcha pas le Béarnais, passant par là au lendemain de la bataille de Coutras, de venir lui demander l’hospitalité. C’était en 1584. « Le roi de Navarre, dit Montaigne, ne souffrit ny essai ny couvert, et dormit dans mon lit… Au partir de céans, je lui fis eslancer un cerf en ma forest, qui le promena deux jours. » On pourra se demander à ce propos si le futur roi de France et