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bord sans les nommer de peur de les compromettre ; puis, comme il s’impatiente d’attendre, il devient moins timide et plus pressant ; il les invoque par leur nom pour les engager davantage dans sa cause ; il espère qu’interpellés directement il n’oseront pas lui refuser leur appui, que l’opinion publique pèsera sur eux et les forcera de tenter quelque effort en sa faveur.

Parmi les personnes dont il implore ainsi le secours se trouve d’abord sa femme, car le poète de l’Art d’aimer, l’amant de Corinne, était marié. On est fort surpris de l’apprendre, et on se le figure difficilement dans un ménage régulier. Il s’était pourtant marié trois fois. Le divorce l’avait séparé de ses deux premières femmes, dont il dit peu de bien, et qui avaient sans doute aussi beaucoup de reproches à lui faire. La dernière était alliée à des familles très importantes et amie personnelle de l’impératrice Livie. Ovide l’avait épousée quand il cherchait à prendre pied dans le monde officiel et à se glisser jusque dans l’intimité d’Auguste. C’était un mariage de politique. Il est probable qu’il garda toujours beaucoup de ménagemens pour une personne si bien apparentée, mais on ignore tout à fait si elle lui était aussi agréable qu’elle pouvait lui être utile ; jusqu’à l’époque de sa disgrâce, elle n’occupe aucune place dans ses poésies, ce qui peut laisser soupçonner qu’elle n’en tenait guère dans son cœur. Cette affection, jusque-là si discrète, se révèle tout d’un coup au moment où Ovide quitte Rome. Elle éclate alors avec une vivacité très surprenante. À l’entendre, c’est sa femme qu’il regrette le plus en s’éloignant. « Absente, je crois te parler ; ton nom est le seul que ma voix appelle ; aucun jour, aucune nuit ne se passe sans que je songe à toi ». Le voilà décidément devenu le modèle des époux. Ce changement est bien brusque, rien ne l’avait fait pressentir ; cependant beaucoup de critiques l’ont cru sincère. Il y en a même qui se sont attendris d’une façon très touchante sur cette affection si cruellement brisée. J’avoue que je suis moins disposé qu’eux à m’émouvoir ; je trouve que cette passion subite n’a jamais un air bien naturel. Les éloges qu’Ovide donne à sa femme ne sont pas désintéressés. S’il lui promet libéralement l’immortalité, comme il l’avait déjà promise à Corinne, c’est à la condition qu’elle fera tous ses efforts pour le tirer de Tomi. Aussi finit-on par soupçonner que tous ces grands sentimens s’adressent plutôt à une personne influente qu’à une femme tendrement aimée. Lorsqu’il lui parle, il ne paraît pas douter de son dévouement ; il en est moins certain quand il écrit aux autres. « Assurément, dit-il à Rufus, ma femme est bien disposée pour moi par elle-même ; mais, quand vous la conseillez, elle se conduit encore mieux ». Voilà, il faut le reconnaître, une confiance