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une autre raison bien plus grave d’envoyer sans cesse des vers nouveaux à Rome : il craignait d’être oublié. Comme il connaissait bien la légèreté de la vie mondaine, il n’ignorait pas qu’on n’a guère le temps de se souvenir du passé quand on est si occupé du présent, que les malheureux déplaisent à des gens qui ne veulent pas être distraits de leurs plaisirs, et qu’on s’empresse de n’y plus songer pour se dispenser de les plaindre. C’est ce qu’il voulait éviter à tout prix ; aussi écrivait-il sans cesse pour rappeler son souvenir à toutes ces mémoires fragiles. Ses lettres, adressées à ses amis les plus fidèles, étaient aussitôt rendues publiques. Il voulait essayer par tous les moyens d’émouvoir l’opinion en sa faveur ; mais l’opinion, disciplinée par une servitude d’un demi-siècle, se montrait indifférente. Ce peuple était déjà celui dont Juvénal a dit plus tard : « Il adore le succès et déteste les proscrits ».

Ovide ne se faisait pas d’illusion sur le mérite de ses derniers ouvrages. Il savait bien qu’il était né pour être le poète du plaisir, et que sa muse n’avait pas d’accens pour la douleur. Son vers élégiaque si gai, si folâtre, si sautillant, est tout dépaysé au milieu des larmes. Il lui arrive de sourire par habitude et de plaisanter à contre-temps. Plusieurs fois, sans que le poète le veuille, peut-être sans qu’il le sache, un bon mot se glisse à la fin d’un pentamètre désolé. C’est surtout l’abus de la mythologie qui nous impatiente chez lui. Tout lui rappelle la fable ; elle arrive à tout propos et hors de propos. Croirait-on, par exemple, qu’en voyant l’Hellespont glacé, au milieu de la tristesse que lui cause ce spectacle, il lui vient aussitôt dans l’esprit que c’était une belle occasion pour Léandre d’aller voir Héro sans se noyer ? Les souvenirs mythologiques obsèdent sa pensée ; il ne sait pas leur résister, et il faut toujours qu’il nous gâte ses malheurs réels en les comparant à des malheurs imaginaires. Ces excès de mauvais goût nous affligent sans nous surprendre. Ce n’était après tout qu’un poète de monde et de salon ; or il est d’usage que dans ces coteries aristocratiques, où l’on tient à se distinguer de la foule, où le plus grand reproche qu’on puisse adresser à quelqu’un est d’être vulgaire, on se fasse une langue à part et qu’on aime par-dessus tout à s’en servir. Du temps de Louis XIV, il y avait dans les salons tout un vocabulaire de galanterie, et l’on se faisait reconnaître homme du monde en l’employant. À l’époque d’Auguste, cette langue des gens distingués, c’était la mythologie. Personne ne l’a parlée avec plus d’esprit qu’Ovide ; mais il a si bien pris l’habitude de s’en servir qu’il ne lui a plus été possible de s’en délivrer, et de même qu’au XVIIe siècle la galanterie envahit chez les plus grands écrivains aux endroits où l’on ne voudrait entendre que la passion vé-