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malheur lui fit faire cette découverte. Cependant le soleil allait se lever ; il fallait partir. La maison retentissait des pleurs des esclaves et des affranchis ; « c’était comme un jour de funérailles ». Ovide s’arracha enfin à tous ces regrets et s’enfuit en jetant un dernier regard sur cette ville où il avait été si heureux et où il lui semblait, disait-il, qu’il laissait une partie de lui-même. — Nous verrons qu’il y laissait à la fois son bonheur et son génie.

Il traversa l’Adriatique au mois de décembre, dans la saison des orages. Sa navigation ne fut pas sans dangers ; une tempête le rejeta sur les côtes d’Italie, qu’il semblait ne pouvoir pas quitter. Avec un autre navire, la Minerve, qu’il prit à Corinthe, il côtoya les Cyclades et longea les rivages de l’Asie-Mineure. Ces pays ne lui étaient pas inconnus. Quelques années auparavant, en compagnie de son ami Macer, poète comme lui, il avait parcouru la Grèce et passé la mer Ionienne pour visiter le théâtre de l’Iliade. Ces souvenirs d’un temps heureux que tout lui rappelait rendaient sa traversée encore plus triste ; pour se consoler, il écrivait. « Ces vers que vous lirez, disait-il à ses amis, je ne les compose pas dans mes jardins, mollement étendu sur mon lit de repos, comme c’était mon habitude ; j’écris au milieu des tempêtes, à la lumière d’un ciel orageux, et les flots de la mer irritée viennent battre mes tablettes ». C’est ainsi que fut composé le premier livre des Tristes.

Ce livre, quand il arriva à Rome, ne fut pas approuvé de tout le monde. Quelques amis d’Ovide le blâmèrent de l’avoir écrit. C’étaient les mêmes, je suppose, qui ne s’étaient pas trouvés chez lui le jour de son départ. Depuis qu’il était loin et ne pouvait plus les compromettre, ils lui donnaient généreusement de bons conseils ; ils témoignaient surtout un grand souci de sa dignité, et, comme il n’y a rien de plus majestueux que le silence, ils auraient voulu lui persuader de se taire. Le pauvre poète leur répondait qu’il est bien difficile de retenir ses larmes quand on souffre, et qu’on trouve même quelque douceur à les laisser couler. Il n’avait pas d’autre soulagement dans ses douleurs que d’en entretenir ses amis et le public. Ne voit-on pas, disait-il, que tous les malheureux chantent ? « L’esclave qui cultive la terre les fers aux pieds adoucit par ses chansons le poids du travail. Le batelier chante, lorsque, penché sur le sable fangeux, il traîne avec effort sa barque contre le courant. Il chante aussi, le matelot qui ramène avec mesure les rames flexibles contre sa poitrine et frappe les flots en cadence. Quand le berger fatigué s’appuie sur son bâton ou s’assied sur un rocher, il charme son troupeau par les sons de sa flûte rustique. La servante qui travaille chante et file à la fois, et elle arrive ainsi plus facilement au bout de sa tâche ». Ovide ne disait pas tout, et il avait