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plus rares à cette époque, où la vie politique avait si peu d’attrait seulement ceux qui osaient les commettre se gardaient bien de s’en vanter. Ovide au contraire, lorsque on l’attaquait, répondait avec arrogance : « Pourquoi m’accusez-vous de passer ma vie à ne rien faire et m’appelez-vous un paresseux quand je compose des vers ? Pourquoi m’en voulez-vous de ce que, dans la vigueur de mon âge, je ne fréquente pas les camps poudreux, je néglige l’étude des lois et leur verbiage, je refuse de prostituer ma voix aux luttes ennuyeuses du Forum ? Le travail que vous exigez de moi est de ceux que la mort emporte, et je cherche une gloire immortelle. Je veux que mon nom soit chanté toujours et dans tout l’univers ». Cette superbe réponse n’était pas faite pour calmer ses ennemis : ce qui devait les irriter bien davantage, c’était de l’entendre comparer en plaisantant les amoureux aux soldats (militat omnis amans), prétendre que ses amours devaient lui être comptés pour des campagnes, et préférer à tous les exploits militaires la conquête de Corinne. « Ceignez ma tête, lauriers du triomphe, je suis vainqueur, Corinne est dans mes bras. Ce ne sont pas seulement quelques humbles murailles que j’ai renversées ou des places entourées d’étroits fossés, c’est une femme dont je suis le maître ! »

Nous sourions de ces plaisanteries, mais alors beaucoup s’en indignaient ou feignaient de s’en indigner. Les prôneurs du temps passé, les prédicateurs de morale, dont Rome a toujours abondé, affectaient de paraître très courroucés. Il leur était facile de composer de belles tirades sur les périls que les livres d’Ovide faisaient courir à la vertu. Quand il essayait de se défendre en rappelant pour qui les Amours et surtout l’Art d’aimer étaient écrits, ils ne manquaient pas de bonnes raisons à lui opposer. Était-il sûr que ses livres ne se fussent jamais trompés d’adresse ? Lui qui a si finement décrit l’attrait du fruit défendu, ignorait-il le plaisir que nous éprouvons à savoir les choses qu’on ne veut pas nous apprendre ? Écrire en tête d’un ouvrage : « Éloignez-vous d’ici, vous qui portez des bandelettes légères, insigne de la pudeur », n’est-ce pas donner à quelques-unes d’entre elles le désir de s’approcher ? Et si elles cèdent à la tentation, si dans l’ombre et à la dérobée elles parcourent ces vers charmans qui ne sont pas faits pour elles, n’y trouveront-elles pas des leçons dont elles pourront profiter ? La manière de tromper un mari ressemble beaucoup à celle de tromper un amant, et quand, grâce à l’habileté du professeur, on est devenu savant dans cet art dangereux, il est difficile qu’on résiste au désir de le pratiquer. Ovide savait bien qu’il serait lu de tout le monde, « que la jeune fille qui regarde en rougissant la figure de celui qu’elle aime, que le jeune homme dont le cœur est ému d’un sentiment qu’il ne connaît pas, reconnaîtraient en le lisant les émotions dont ils étaient