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l’expression échappe, aux définitions que les vocabulaires de nos langues humaines mettent à notre usage, soif le spectacle d’une âme passionnée dont les mouvements révèlent l’existence d’une force que nous ignorons, soit encore, pour prendre l’idéal dans ce qu’il a de plus vulgaire et de plus rapproché de la matière, le spectacle d’une action complexe dont le nœud échappe à notre attention, et que nous sentons les puissances divines seules, Providence ou fatalité, capables, de délier ? Une œuvre idéale par excellence, c’est celle qui nous montre une série de faits dont la cause se métamorphose sans cesse sous nos yeux chaque fois que nous essayons de la nommer, et recule toujours devant nous à mesure que nous avançons vers elle, pareille à la nature qui ne nous laisse démêler une de ses obscurités que pour nous en présenter immédiatement une nouvelle : un Œdipe roi, un Hamlet. Puisque je viens de nommer Œdipe roi, je veux emprunter à cette grande œuvre un terme de comparaison qui me permettra de faire saisir avec la dernière exactitude la nature de ce sentiment du mystère qui est l’essence même de toute poésie. Si le spectateur ne partage pas en face d’une œuvre les sentiments du devin Tirésias en face d’Œdipe, s’il n’est pas alarmé des conjectures qui se pressent dans son esprit, si l’inconnu vers lequel il est attiré ne le fait pas trembler, et si les secrets dont il lève graduellement les voiles ne lui apportent pas des émotions de plus en plus solennelles, s’il ne dit pas, lui aussi, à sa manière ce mot d’une si pathétique obscurité que le vieux devin donne pour synthèse à sa certitude et à ses doutes à la fois : « hélas ! hélas ! combien il est terrible de savoir ! » cette œuvre pourra bien être une étude admirable et même se rapporter à la poésie comme la science se rapporte à la nature ; mais elle n’aura pas ce glorieux attribut de toute vraie poésie, qui est de se confondre avec la vie même, car elle péchera contre le privilège de la nature et de la vie, qui consiste précisément dans ce refus obstiné de laisser pénétrer leurs énigmes. Or voilà le sentiment qui règne d’un bout à l’autre du Comte Kostia et qui en fait l’âme et l’unité. Le mystère est partout, dans le drame de l’action, dans l’aspect de la scène, dans les caractères et dans les passions. Tous ces personnages ont des âmes dont les ressorts déconcertent notre jugement, dont les actes sont des révélations successives, et ils nous font marcher de surprise en surprise jusqu’au dénouement, sans que nous puissions apercevoir leurs limites et que nous puissions dire que nous les avons épuisés. Tous donnent à nos conjectures les démentis les plus inattendus et les plus émouvants. A sa première entrée, Stéphane n’est qu’un enfant fiévreux, emporté et pervers. Bientôt ce premier personnage en laisse transparaître un second, mystérieux comme le page de