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avec l’esprit de son auteur, ses romans, tout en n’ayant rien à démêler avec lesdites philosophies, seraient aussi sensiblement différents ; mais il est au moins un de ces romans dont on peut affirmer avec assurance qu’il n’aurait jamais été écrit sans la connaissance de l’histoire et des maîtres de la poésie : le Comte Kostia. Ici l’influence du savoir de l’auteur sur son œuvre se laisse voir à découvert, et, de même qu’il est facile de reconnaître dans un édifice les traces ses divers personnages qui l’ont habité tour à tour, il est facile de reconnaître dans ce roman les traces des grands poètes qui successivement ont hanté l’imagination de M. Cherbuliez. C’est Shakespeare, c’est Goethe, c’est Jean-Jacques Rousseau ; telle métaphore subtile ou telle peinture des phénomènes naturels vous fait songer à Henri Heine, et à l’intonation de telle tirade de passion vous reconnaissez l’accent et le mouvement lyriques propres à lord Byron. Ajoutez que, sans les connaissances ethnologiques de l’auteur, il n’aurait pas aussi profondément pénétré les secrets de l’âme slave, et n’eût jamais écrit la page tout à fait hors ligne où, par la bouche du comte Kostia, il met la philosophie politique faisandée de Byzance, ennemie de l’enthousiasme et de l’absolu, en contraste avec la philosophie politique idéaliste des Occidentaux, d’où sont sortis ces deux élans à jamais fameux des croisades et de la révolution française.

Le Comte Kostia est, à mon avis, une des plus belles œuvres d’imagination qui aient paru en France depuis plusieurs années ; sans prétendre établir aucune comparaison qui pourrait paraître injuste et exagérée, ni vouloir imposer un goût tout à fait personnel comme un jugement, je dois déclarer que c’est celle qui m’inspire la plus vive sympathie, parce qu’elle est la seule dont la lecture ait eu le privilège de me faire éprouver les mêmes émotions que nous font éprouver les vieux maîtres de la poésie. Ainsi, pour nommer tout de suite une de ces émotions, elle est à peu près la seule qui éveille ce sentiment sans lequel il n’est guère d’œuvre poétique vraiment puissante, le sentiment du mystère. Toute œuvre de nature tragique ou passionnée qui n’éveille pas ce sentiment du mystère, dont l’action, quelque logique qu’elle soit, permet à l’imagination de la suivre sans plus d’hésitation que n’en éprouve un promeneur à parcourir un beau jardin classique aux allées régulières, — dont les personnages laissent apercevoir les limites de leurs caractères et jeter la sonde jusqu’au fond de leurs âmes, manque, — quel que soit son mérite, — de profondeur et de vraie portée poétique, car elle manque de cette qualité qu’on a toujours si mal définie et qu’on appelle l’idéal. Qu’est-ce en effet que l’idéal, sinon ce sentiment du mystère qu’éveille en nous soit la vue d’une figure dont