Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 69.djvu/494

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

curieuses, Genève est de lieu du monde qui convient le mieux à la fois et aux esprits qui, estimant que les préjugés sont nécessaires à la vie humaine, tiennent à conserver ceux qu’ils ont, et aux esprits qui, estimant qu’ils sont malsains, tiennent à s’en débarrasser, — la ville où l’on a le plus de facilité pour être à volonté soit momier, soit hégélien. C’est dans ce cosmopolitisme ambiant de Genève, qu’il faut chercher l’origine de l’indépendance d’esprit de M. Cherbuliez, indépendance qui n’offre aucun des caractères de l’effort personnel, mais qui se présente comme le résultat lent et naturel de l’éducation et de la vie. Au nombre de ses chances propices, il faut encore compter comme une des plus heureuses la fortune d’avoir eu pour professeur de belles-lettres au Gymnase le charmant et original Rodolphe Töppfer, qui prit son élève en amitié. Pensez un peu en effet à l’accroissement de liberté qui a dû résulter pour l’esprit de M. Cherbuliez du contact d’un esprit aussi plein de saillies et aussi exempt du joug de la routine que celui de Töppfer. Töppfer était un de ces hommes trop rares qui pouvaient le mieux démontrer à son élève la vérité de cette parole de Pascal, sur laquelle ne sauraient assez réfléchir ceux qui ont pour mission d’instruire la jeunesse : « nous nous figurons toujours Aristote et Platon en robe longue et en bonnet carré, tandis que c’étaient d’honnêtes gens aimant à converser avec leurs amis. » Dans les conversations de Töppfer, M. Cherbuliez put apprendre que le pédantisme seul à horreur de la vie et de la nature, mais que la véritable science n’en est jamais séparée. Lorsque de longues années après sa sortie du Gymnase M. Victor Cherbuliez écrira les Causeries athéniennes et le Prince Vitale, il se souviendra des conseils de Rodolphe Töppfer et les mettra à profit. Ne retrouvez-vous pas en effet dans la composition de ces deux livres quelque chose de la libre allure de Töppfer et de son ingénieuse méthode du zigzag, comparable à ces anciens jardins taillés en méandres qui malicieusement vous ramenaient toujours à un point central, et vous clouaient pour ainsi dire sur place tout en vous faisant croire que vous parcouriez un espace indéfini. Il n’est aucun des lecteurs de Töppfer qui ne puisse reconnaître dans les Causeries athéniennes et le Prince Vitale quelques-unes des surprises du gracieux, sortilège dont ils ont éprouvé les effets en lisant la Bibliothèque de mon oncle et les Menus propos d’un peintre genevois.

Tous les enseignements n’ont pas la liberté et la vie de celui d’un Töppfer, mais pour un esprit dont la monade est active et curieuse tous sont instructif à des titres divers, et tel professeur qui n’enseigne pas en éveillant la sympathie peut à son insu enseigner par la révolte qu’il inspire. M. Victor Cherbuliez a fait cette expérience à son très grand profit. A sa sortie du Gymnase, il eut le bonheur