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des deux choses d’où sort toute poésie, les secrets de la vie et les secrets du rêve. Je révèle comment une chose est belle et vraie par la musique correspondante que j’éveille dans celui qui la contemple ou l’écoute, par les visions correspondantes que je fais surgir dans son âme. Je révèle comment une chose est laide et fausse par la souffrance que j’imprime à sa sensibilité ou la torpeur par laquelle je la glace ; j’enseigne par des battements de cœur, par des mouvements de pouls, par des langueurs, par des extases, et les leçons de ma rhétorique sont des sensations vivantes. C’est parce que mes conseils rencontrent trop d’incrédules que la race des pédants est éternelle ; c’est parce que j’éveille trop de défiance qu’il existe d’honnêtes intelligences qui en sont encore à douter du génie poétique de Shakespeare, ou qui, semblables à cet honnête théologien de ta connaissance, refusent d’entendre parler d’Homère et de Bossuet et les regardent comme des ennemis personnels ; c’est parce qu’ils n’ont pas suivi mes leçons que tu rencontreras des contradicteurs qui t’accueilleront par un léger sourire d’incrédulité lorsque tu leur diras, comme une vérité depuis longtemps banale pour toi, que l’Orlando furioso est sous sa forme à demi plaisante une véritable épopée, et que l’Arioste est peut-être le plus grand peintre de batailles qui ait existé. » M. Cherbuliez a donc cru à l’imagination, et tous ceux qui ont lu les Causeries athéniennes et le Prince Vitale savent combien sa confiance a été récompensée. La critique a rendu à son heure à l’imagination les secours que celle-ci lui avait d’abord prêtés. Si ce n’est pas par la critique que M. Cherbuliez est devenu romancier, c’est par elle au moins qu’il a su marcher d’un pas sûr dans la voie nouvelle qu’il tentait. L’érudition et la critique lui ont aplani ces obstacles qui arrêtent si longtemps ceux qui s’aventurent dans les entreprises pareilles à la sienne avec de moins bonnes armes et des provisions moins nombreuses ; il est entré dans ce pays du roman, non comme l’aventurier téméraire qui n’a, pour lutter contre des difficultés qu’il ne prévoit pas, que ses seules forces, mais comme un pionnier qui s’avance armé de la sape et de la hache, une boussole en poche pour reconnaître son chemin, et un havre-sac garni de provisions pour un long voyage. Il n’a pas eu à faire de faux pas, l’étude lui ayant rendu dès longtemps familiers ces procédés par lesquels les maîtres savent exécuter l’accouchement de leur pensée, et, une fois née, ramener jusqu’au terme de sa croissance en la préservant des erreurs qui pourraient la blesser, la mutiler ou la tuer. Il avait trop lu, trop comparé, il avait, lorsqu’il a abordé la carrière de romancier, une trop longue expérience du métier de l’évocateur littéraire pour se tromper sur les formules des sortilèges, pour balbutier en les employant, pour renouveler enfin d’une manière quelconque les maladresses